Actifs avec un grand «A»

Des personnes anonymes à la street à New York. © Fotolia

Sans soldats et sans rats, la notion moderne de stress n’existerait pas. Et nous n’aurions pas l’impression d’en être les victimes. Pourtant, selon de nouvelles recherches, le stress serait bon pour la santé. Par Urs Hafner

La popularité d’un concept – son ascension, sa diffusion et son inévitable déclin – en dit long sur la disposition mentale de la collectivité qui s’en sert. Prenons l’exemple de la «mort des forêts»: l’expression est aujourd’hui brandie comme preuve du pouvoir des médias et de l’hystérie de l’opinion publique dans les années 1980. C’est aller un peu vite en besogne. Car même si la «mort des forêts» ne s’est pas produite avec la radicalité redoutée, la carrière de cette expression témoigne d’un profond souci – pas vraiment infondé – de voir des ressources fondamentales détruites. A l’ère de la bombe atomique, la forêt était un lieu de nature et de nostalgie, un aimant à angoisses collectives.

Aujourd’hui, c’est le «stress» qui caracole en tête du hit-parade terminologique. Il est de bon ton de se sentir «stressé» et de lutter contre cet état à coup de séances de yoga. Le stress est considéré comme malsain et pathogène. La personne qui se sent stressée montre qu’elle est fortement engagée et très occupée. Le «stress» est la manifestation d’une époque où l’individu est préparé dès l’école enfantine à la lutte pour la survie: «Tu verras, la vie, c’est pas du gâteau.» Le burnout, apparenté au stress, représente l’étape suivante. Contrairement à la dépression, il ne fait pas tache. L’individu en burnout a échoué – temporairement – non pas parce qu’il était incapable, mais parce qu’on lui en a trop demandé. C’est une victime d’un monde du travail qui s’emballe, mais une victime de haut niveau. L’ouvrier épuisé, qui travaille sur l’autoroute, lui, ne fait pas un burnout. Il souffre juste de douleurs dorsales physiques, à la rigueur psychosomatiques.

En sociologie, les diagnostics d’accélération, de flexibilisation, de désolidarisation et d’individualisation de la société sont légion depuis les années 1990. Richard Sennett, Axel Honneth et Alain Ehrenberg, par exemple, ont dressé le tableau d’une société marquée par un capitalisme dynamique et agressif où les individus, surtout ceux qui ont peu de ressources économiques, sociales et culturelles, sont de plus en plus sous pression. Dans le discours sur le stress permanent, ce qui transparaît, ce n’est pas seulement le souci de l’individu d’afficher la constance de ses performances, mais aussi le malaise croissant suscité par une société qui place la performance au-dessus de tout. Sans laisser de place à ceux qui ne satisfont pas à ces exigences, peu importe la raison.

Oisiveté suspecte

Des néologismes tels que «stress lié à la densité» ou «stress test» élargissent même le phénomène. Etre en présence d’une foule suffit à vous mettre sous pression. Et les humains ne sont plus les seuls concernés. On peut aussi stresser les institutions et les matériaux, pour vérifier ce qu’ils valent. La carrière de la notion de stress signale que, dans cette société, on teste et on sélectionne sans cesse, et que la pression est permanente. Ou, à tout le moins, qu’il faut faire comme si. A notre époque obsédée par l’activité, rien n’est plus suspect que le repos ou l’oisiveté.

Il arrivait certainement à nos ancêtres de se sentir sous pression et de présenter des symptômes de stress. Quand leur voisin mourait de la peste, quand l’ennemi se massait aux portes de la ville ou lorsque l’excès de précipitations ruinait définitivement la récolte. A l’époque prémoderne, comme on ne connaissait pas la notion de stress et les représentations qui lui sont associées, on ne se sentait guère stressé, pas même à la perspective de l’enfer après la mort. La peur du surnaturel, alors omniprésente dans les campagnes, était un autre état émotionnel, qu’il est presque impossible de reconstruire aujourd’hui. Une sorte de tonalité sourde, qui cédait la place au soulagement lors de la prière ou d’une cérémonie.

Décès dû au stress

Chaque époque a ses maladies, mais aussi ses sentiments. Même si des émotions telles la peur, la joie et la colère sont universellement répandues, elles sont toujours intégrées dans des contextes sociaux qui leur confèrent leur signification, ainsi que l’a constaté l’historienne allemande Ute Frevert (Vergängliche Gefühle [Sentiments éphémères], 2013). Au XIXe siècle, en Allemagne, les jeunes filles se devaient de rougir – et donc se sentir embarrassées, peut-être même «stressées» – si quelqu’un lâchait en leur présence le mot «culotte». Sans quoi, leur moralité était mise en doute.

Hans Seyle, médecin et chimiste, est considéré comme l’«inventeur» du concept de stress, relève l’historien Patrick Kury dans son histoire du savoir sur le stress (Der überforderte Mensch [L’humain dépassé], 2012). Dans les années 1930, lors d’expériences qu’il menait sur des rats, ce chercheur avait constaté l’existence de ce qu’on appelle le syndrome d’adaptation. Lorsqu’il injectait à ces rongeurs des substances toxiques ou quand il les faisait tourner sans relâche dans leur roue, il observait des réactions hormonales qui entraînaient la mort, le «décès consécutif au stress». Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des médecins militaires anglo-saxons ont repris ce concept pour décrire ce qu’enduraient les pilotes. Sans ces rats torturés en laboratoire et ces pilotes envoyés au combat, la pression du «stress», dont tout le monde souffre (ou dit souffrir) aujourd’hui, n’existerait donc pas.

Le concept de stress de Hans Selye était cependant strictement physiologique et endocrinologique. Dans les années 1950, il a été élargi par le médecin suédois Lennart Levi qui a établi un lien entre stress psychique, social, culturel et maladies. Cette polysémie ambiguë, le concept de stress en est toujours chargé, lui qui a essaimé des sciences naturelles vers les sciences sociales, jusque dans le langage quotidien. Il peut désigner aussi bien des réactions provoquées par une pression extérieure et tout autre stimulus que des maladies physiques et psychiques ayant la même origine. Aujourd’hui, tout ou presque est susceptible de provoquer un «stress», même l’ennui. Et inversement, dans quasiment l’ensemble des maladies, figure un composant relevant du stress. Psychologues, sociologues, médecins, biologistes, physiciens et économistes parlent tous de stress. Et avec eux, les individus qui se sentent «stressés».

Ces dernières années, la notion de «stress bénéfique» a connu un certain essor dans la recherche en sciences naturelles. Contrairement au langage quotidien et au diagnostic sociologique de la société actuelle, ce concept a deux faces en sciences naturelles: l’une positive, l’autre négative. Hans Selye distinguait déjà entre «disstress» et «eustress». Le mauvais stress est considéré comme la cause de troubles cardio-vasculaires, de maladies auto-immunes, de dépressions et de dégénérescence cognitive. Le bon stress, en revanche, se manifeste quand les «facteurs de stress» influencent positivement l’organisme. Celui-ci tire parti, pour ainsi dire, de son potentiel d’excitation – depuis toujours, dit la biologie de l’évolution – afin d’identifier les dangers pour pouvoir se mettre en sécurité, par exemple à l’approche d’un lion.

Sain?

Des chercheurs ont conclu que le stress pouvait même être «bon pour la santé», à condition qu’il ne soit pas chronique, mais dopant à court terme. On a ainsi observé chez des patients qui avaient été stressés par une opération une activation des cellules immunitaires, ce qui a accéléré la cicatrisation ou endigué le développement des cellules cancéreuses. Une autre expérience – stressante et mortelle – menée sur des rats donne à penser que l’augmentation de la sécrétion de cortisol (hormone du stress) augmente la plasticité du cerveau et améliore en conséquence la capacité d’apprentissage du sujet.

Ces résultats doivent être appréciés avec précaution. La santé est relative. Une personne qui apprend vite et est donc un bon élève, mais qui traite ses semblables de manière destructive, ou en étant la proie d’angoisses inconscientes, ne saurait être considérée comme étant «en bonne santé». Peut-être que ces résultats peuvent nous aider à appréhender de manière plus détendue les exigences du monde du travail, voire à les considérer comme des stimulants. Pour autant qu’on fasse un travail qui laisse pareille marge de manoeuvre. Ou alors faut-il considérer cette renaissance du «bon stress» comme s’intégrant à la perfection dans une société où rien n’est aussi proscrit que le farniente (à moins d’être en vacances)?

Urs Hafner est rédacteur scientifique du FNS.
(De "Horizons" no 102, septembre 2014)