"L’agriculture est mieux représentée que la science"

La prémiere page du magazine horizons no. 104. © FNS

Les chercheurs doivent sortir dans la rue et entrer au Parlement, selon le conseiller aux Etats et médecin Felix Gutzwiller. Mais il leur faut mieux connaître les sensibilités politiques locales. Propos recueillis par Mirko Bischofberger

(De "Horizons" no 104, mars 2015)

Felix Gutzwiller, pensez-vous que les chercheurs devraient être plus nombreux à s’engager en politique?

Oui. Pour qu’une démocratie fonctionne bien, il est important que tous les secteurs soient représentés en politique. Si je considère aujourd’hui la composition du
Parlement, je suis obligé de constater qu’il compte peu de parlementaires ayant une
expérience dans la recherche. Pendant plusieurs années, j’ai été le seul membre d’une faculté universitaire au Conseil des Etats!

Comment êtes-vous venu à la politique?

En tant qu’épidémiologiste et médecin spécialiste de la prévention, on est relativement proche des thématiques politiques. En tant que scientifique, je me suis notamment penché à maintes reprises sur l’organisation du système de santé, un sujet politique de taille. Le pas à franchir n’était donc pas aussi grand que pour un chercheur venu de la physique quantique, par exemple.

Quelle est l’importance de la science dans le quotidien politique aujourd’hui?

Elle est majeure. Le politique est de plus en plus souvent confronté à de grandes questions scientifiques. Je pense au climat, à l’énergie, à l’alimentation, aux épidémies et à la santé, pour n’en citer que quelquesunes. La recherche sera donc à l’avenir un sujet politique majeur et un moteur décisif de la prospérité. Cela donne aussi de l’espace et du potentiel pour l’innovation et le progrès. Et j’ai l’intime conviction que la science fournira, ici également, des réponses, pour autant que le politique offre de bonnes conditions-cadres.

Faudrait-il aussi davantage de chercheurs au Parlement?

On sous-estime souvent l’importance de la présence de chercheurs en politique. Prenons le cas de l’agriculture. Au Parlement, elle est beaucoup mieux représentée que les sciences. Et cela porte des fruits. Le statut dont elle jouit sous la Coupole fédérale est bien plus grand. Pour cette raison, il est essentiel que la science soit également représentée aux Chambres fédérales. Je suis convaincu qu’il existe suffisamment de chercheurs qui seraient prêts à intervenir publiquement. Mais il faut les sensibiliser à cette possibilité. J’estime que le Fonds national suisse pourrait aussi apporter sa contribution, en invitant les membres de son Conseil national de la recherche à s’engager davantage en politique.

Pourquoi n’y a-t-il pas assez de chercheurs actifs en politique aujourd’hui?

La recherche en Suisse est beaucoup plus internationale que par le passé. Une bonne
moitié de notre élite scientifique vient, de nos jours, de l’étranger. C’est très bien
pour notre compétitivité. Mais il y a aussi des inconvénients. Nombre de chercheurs
connaissent trop peu notre système politique. Ils ne comprennent souvent pas
qu’au final les décisions sont du ressort du citoyen lambda d’une petite commune qui
s’exprime à l’occasion d’une votation. La politique scientifique, comme toutes les
politiques, a donc beaucoup à voir avec une compréhension locale des processus démocratiques helvétiques. Sur ce point, les chercheurs ont certainement encore des
progrès à faire

Vous pensez au oui à l’initiative populaire contre l’immigration de masse?

Pas seulement. A l’époque de l’initiative contre le génie génétique, dans les années
1990, nous avions manifesté à Zurich avec le prix Nobel Rolf Zinkernagel, pancartes à
la main. Les gens avaient été impressionnés! Quand des personnalités issues de la
recherche s’engagent dans un débat politique, c’est important et crédible.

Dans le cas de l’initiative contre l’immigration de masse de février dernier, quel a été le rôle de la recherche?

Cette initiative a interpellé la population sur un sujet important qui va bien au-delà
de la recherche. Le champ de tension se dessine entre les sensibilités locales et
régionales, d’un côté, et l’aspiration à être citoyen du monde, de l’autre. Ainsi s’ouvre
une contradiction politique fondamentale entre l’accès aux connaissances au niveau
international et un bénéfice purement national.

Quelle est la solution?

C’est une question difficile. Les citoyens devront sans doute s’habituer au fait qu’on ne saurait avoir les deux en même temps. La prospérité d’un pays pauvre en ressources, comme la Suisse, repose sur l’innovation et la recherche. Et celles-ci ont besoin d’une certaine ouverture vers l’extérieur pour vivre. Je pense qu’il est complètement faux d’imaginer que la Suisse puisse se doter d’une innovation locale, au niveau national. C’est précisément pour cette raison que, dans les années à venir, le fait que notre pays soit en mesure ou non d’intégrer l’espace scientifique européen sera décisif. Une nationalisation de la Suisse en tant qu’espace de recherche constituerait une gigantesque régression!

Mais actuellement, au niveau mondial, la Suisse est à la pointe, notamment en termes de brevets et d’innovation.

En effet. Et j’ai l’impression qu’aujourd’hui les jeunes chercheurs ont des visions plus
entrepreneuriales qu’avant. Ils sont plus prêts à réfléchir à la réalisation d’idées
dont bénéficiera la société, sous forme de spin-offs, notamment. Dans mon environnement, en tout cas, il me semble que c’est ce qui se passe. Un fait très positif, je trouve.

Avez-vous aussi travaillé en indépendant à un moment donné?

Non, c’est un train que j’ai raté (rires). Mais dans ma spécialité, ce n’est pas si simple.
J’ai contribué à mettre beaucoup de choses en place dans le domaine non lucratif, en
particulier dans le secteur des organisations de santé au niveau des communes.

Observe-t-on de nos jours une tendance plus utilitariste dans la recherche?

Il est essentiel que l’économie et la science collaborent. Mais en aucun cas, évidemment, il ne faut que la première instrumentalise la seconde. Par ailleurs, l’utilité est une notion qui va au-delà de l’économie. Elle touche aussi les sciences humaines, pour la société civile dans le domaine de l’éthique ou de la philosophie, par exemple. Cet aspect est souvent beaucoup plus significatif que les produits économiques. Il convient de ne pas définir l’utilité de manière trop étroite.

Considère-t-on aussi les choses ainsi au niveau politique?

Je pense que oui. Au sein du Département fédéral qui chapeaute depuis début 2013
l’économie, la formation et la recherche, on semble au clair là-dessus. Je crois qu’on
s’accorde aussi sur le fait que, souvent, à l’origine d’innovations économiques, il y
a une recherche qui, a priori, ne visait pas d’objectif précis.

Quel est le but d’une recherche sans objectif précis?

(Rires) Dans une de ses pièces de théâtre, Berthold Brecht fait dire à Galilée: "Moi,
je soutiens que le seul but de la science consiste à soulager les peines de l’existence
humaine." Dans le contexte de l’ouvrage, je comprends cette phrase comme
une conception très pragmatique de la notion d’utilité, avec l’ultimatum d’un objectif
final pratique. Mais cela me paraît trop réducteur. La notion d’utilité devrait
en effet également inclure tout ce qui est beau, important et éthique. La découverte
d’une exoplanète est, elle aussi, susceptible de soulager un peu les peines de l’existence humaine.

Mirko Bischofberger est collaborateur scientifique du président du Conseil national de la recherche du FNS.

Felix Gutzwiller

Felix Gutzwiller est politicien et professeur de médecine. Il a dirigé l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Zurich de 1988 à 2013. Elu en 1999 au Conseil national, il siège depuis 2007 au Conseil des Etats et est membre de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture qu’il a présidée en 2012 et 2013.