"L’islam apparaît comme un problème de société"

Reinhard Schulze, le directeur de l’Institut des études islamiques et de la philologie orientale à l’Université de Berne © Valér

Dans les conflits liés aux cours de natation à l’école ou à la construction de minarets, toutes les parties, y compris les musulmans, cherchent à protéger leurs structures, affirme Reinhard Schulze, spécialiste de la question. Mais comme les systèmes sont évolutifs, les règles pourraient aussi changer. L’intégration de la population musulmane en Suisse nécessite des processus de négociation. Par Susanne Wenger

​(De "Horizons" no 104, mars 2015)

Reinhard Schulze, vous avez analysé deux conflits: le premier concernait un père musulman à Bâle qui refusait de laisser ses filles participer aux cours de natation à l’école, le second un minaret à Langenthal, dont la construction a été interdite par le Tribunal administratif bernois. Comment notre société gère-t-elle ce genre de controverses?

Dans les deux cas, on ne peut pas parler d’un problème homogène. Ces situations identifiées comme conflictuelles sont perçues de manière très différente. Les divers acteurs ont un jugement et des attentes propres. Les tribunaux veulent appliquer des règles, alors que les délégués à l’intégration se réfèrent plutôt à l’objectif d’intégration. Ces deux positions sont susceptibles de se contredire.

Qui se comporte de façon constructive, et qui ne le fait pas?

On ne peut pas formuler les choses ainsi. Le comportement est toujours lié à l’attente. C’est le droit qui est le plus clair. Depuis la fin des années 1990, la norme postule que l’enseignement de la natation est nécessaire et obligatoire pour tous, jusqu’à la puberté. Là, on ne saurait guère attendre de flexibilité, le droit est peu évolutif.

La culture l’est davantage …

Exactement. La justice, les autorités, le politique et les médias traitent le refus de participer au cours de natation ou la construction d’un minaret comme un problème. La culture, elle, peut utiliser l’ironie et déplacer les significations. L’artiste qui a installé un minaret sur le toit du Kunsthaus à Langenthal a remis en question les schémas conventionnels.

Dans votre enquête, vous constatez un "refus de la différence islamique". L’islam est-il considéré en Suisse comme une altérité indésirable?

Tous les acteurs, même l’art, jouent avec l’idée qu’il faut voir l’islam dans sa différence par rapport à la société. L’islam apparaît alors comme un problème pour celle-ci, au même titre que la drogue. Son image est alors faite de minarets, d’interdiction pour les filles de participer aux cours de nation, de voile, ce qui le met en contradiction avec le consensus social. L’islam devient une religion à problème, comme l’ours à problème qui ne se comporte pas comme on l’attend.

Est-ce vraiment un refus de la différence, quand les autorités et les tribunaux imposent les règles et les valeurs en vigueur?

Notre étude ne vise pas à adopter une position politique, mais à faire apparaître le contexte dans lequel les décisions sont prises. On s’attendrait à ce que les systèmes continuent d’évoluer et s’adaptent aux nouvelles conditions. Mais les exemples de Bâle et de Langenthal montrent que la société vise plutôt la protection de ses structures. Cela concerne d’ailleurs aussi les musulmans qui s’opposent à la natation obligatoire. Forts de leur volonté de protéger leurs structures, ils ne sont pas prêts non plus à trouver un consensus dont tout le monde pourrait s’accommoder.

D’où vient ce besoin de protéger des structures existantes?

Lorsqu’on cherche à créer une sécurité sociale et individuelle, la présence de quelque chose de différent est interprétée comme une menace, même si la situation en question est bien loin du vécu individuel. Si l’on n’a pas d’enfant musulman, on n’est pas concerné par le problème du cours de natation. Et si l’on ne vit pas où se construit un minaret, on ne le voit pas non plus. Les décisions visant à refuser de telles choses sont néanmoins rapidement prises.

Et cela est lié à un scepticisme vis-à-vis de l’islam?

Davantage vis-à-vis d’une représentation de l’islam qui se réduit à certains éléments visibles: minarets, voile, natation à l’école, abattage rituel des animaux. A partir de là, il est possible de construire des différences. Plus d’un musulman dirait: qu’est-ce que c’est ce drôle d’islam que vous avez là? La foi en Mahomet ne suppose aucune différence au niveau social. Mais dès que l’islam devient visible, il constitue un problème pour certains. De la même manière, certains musulmans réduisent l’islam au visible. Ils mènent ensuite un combat qui tourne là autour, jusqu’à des représentations radicales comme le voile intégral.

On tombe dans la surenchère?

Oui, la discussion autour de la visibilité tombe dans la surenchère. Mais en fin de compte, ce dont il est question, c’est de l’intégration de l’islam dans notre société. Sur d’autres sujets, ce processus a été beaucoup plus facile, par exemple dans la politique de la drogue. Avec la distribution d’héroïne contrôlée par l’Etat, la différence est reconnue, mais en même temps, le problème est intégré par le biais de réglementations. Pour l’islam, en revanche, on s’attache beaucoup à le définir comme un problème, sans esquisser de règles d’intégration.

Comment l’expliquez-vous?

Le jugement sur l’islam est basé sur l’idée que celui-ci définit par principe le musulman. Lorsque des organisations islamistes intégristes comme l’Etat islamique apparaissent ou que des terroristes ultrareligieux attaquent et assassinent, comme récemment en France, des journalistes et des policiers, cela est perçu comme une expression de l’islam. Des communautés musulmanes affirment en revanche que ces terroristes se sont appropriés l’islam pour servir leurs buts. Il y a donc ici des différences fondamentales dans la perception qu’il faut aplanir.

Vous écrivez qu’au lieu de réagir à l’islam à coup d’amendes et d’interdits, la société pourrait apprendre de la diversité. Qu’est-ce que cela signifie concrètement?

Si la société est un système de communication, elle doit aussi être capable de tirer des leçons. La diversité est une réalité qui va croissant. Nous devrions réfléchir à de nouvelles possibilités pour y faire face de façon adéquate si nous ne voulons pas juste subir les processus dont nous discutons dans nos études.

Il faudrait accepter que les jeunes musulmanes aient le droit de ne pas participer au cours de natation?

La recherche montre que le processus d’apprentissage concerne la société dans sa totalité, y compris les communautés musulmanes. L’inclusion encourage à reconsidérer des positions qui ont servi jusque-là à définir la différence. De nombreux concitoyens musulmans l’ont fait depuis belle lurette. Sans quoi, il y aurait davantage de discussions sur la natation à l’école, et pas seulement des cas isolés. En ce qui concerne l’interdiction des minarets, les musulmans de Suisse sont nombreux à faire la moue mais, pratiquement, aucune organisation musulmane ne tenait obstinément à ces derniers.

A quoi ressemblerait un tel processus d’apprentissage?

Cela impliquerait de dire: l’intégration exige que tout le monde s’en tienne aux règles de la société. Mais comme le système est capable de tirer des leçons, ces règles sont aussi susceptibles de changer. Elles ne doivent pas évoluer en ce qui concerne la natation à l’école, mais peut-être qu’elles peuvent être remaniées dans le cas du minaret. Il s’agit de processus de négociation au sein de la société, laquelle devient un lieu productif de réalité sociale par la diversité des positions.

Très concrètement, comment les conflits à venir concernant l’islam doivent-ils être abordés?

Prenons les quelque 60 jeunes vivant en Suisse qui sont partis faire la guerre en Syrie. Avec l’ancien schéma, on en fait tout de suite une question islamique et on postule une différence. Un système capable de tirer des enseignements bâtit une communication. Tous les acteurs, musulmans et non-musulmans, se réunissent et constatent qu’ils ont un problème commun.

Dans quelle mesure?

Le fait que des jeunes rejoignent des terroristes n’est pas seulement un problème des communautés musulmanes mais aussi de la société suisse. Que se passe-t-il dans nos familles et notre société pour que de jeunes musulmans décident de partir? En s’interrogeant de cette façon, on rend possibles l’apprentissage et la prévention.

Certains acteurs – partis politiques, médias, mais aussi des musulmans – exploitent de façon très ciblée la différence et le conflit. Et des attentats terroristes comme ceux de Paris en janvier rendent le dialogue plus difficile.

L’attitude conservatrice de certains acteurs ne favorise pas la capacité d’apprendre et d’évoluer. C’est vrai. Cela est aussi valable pour certains musulmans qui tiennent à une altérité. Les événements de Paris ont toutefois aussi eu pour effet que de moins en moins de musulmans se voient comme différents. A la place, ils affichent leurs distances de principe par rapport au terrorisme. Leur solidarité est un gage de liberté au sein de la société. Il y a là certainement la possibilité de surmonter les différences.

Susanne Wagner est journaliste indépendante à Berne.

Reinhard Schulze

Reinhard Schulze est directeur de l’Institut des études islamiques et de la philologie orientale à l’Université de Berne. Ses points forts de recherche sont l’histoire de la culture, du savoir et de la religion islamiques.