Ces partis qui normalisent le nationalisme

un billet de banque en euros

En Europe, plusieurs régions riches réclament l’indépendance. Les spécificités rhétoriques des formations politiques qui s’en font l’écho affichent d’étonnantes similitudes. Par Dominique Hartmann

​(De "Horizons" no 104, mars 2015)De l’Ecosse à la Flandre en passant par l’Italie du Nord et la Catalogne, des partis politiques clament leurs intentions séparatistes. Pourtant très différents des points de vue idéologique, organisationnel et électoral, le Scottish National Party (SNP) en Ecosse, la Ligue du Nord (LN) en Italie, la Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) d’Espagne, le Vlaams Belang (VB) et le Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) flamands fondent leurs revendications sur des arguments semblables, fait valoir Emmanuel Dalle Mulle, chercheur à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IUHEID) à Genève. A l’exception du SNP, qui joue plutôt sur la richesse pétrolière de l’Ecosse, tous ces partis actifs dans des contrées riches exploitent ainsi l’injustice que constitueraient les transferts fiscaux opérés entre leur région et le reste du pays. "A noter que le montant de ces transferts est assez variable selon les méthodes utilisées ou l’année de référence", remarque le politologue. Loin d’être des manifestations de solidarité, ces "donations" entraîneraient la dépendance des régions plus pauvres à l’égard de l’Etat central. Excessifs, ils ne favoriseraient pas non plus la convergence économique des régions moins avancées, ce qui empêcherait le développement d’activités endogènes, transformant ces transferts en une mesure permanente. Dans la rhétorique des partis, leur région est entravée dans son développement par le centre considéré comme arriéré, socialement et économiquement.

A cet argument de victimisation économique s’ajoute celui de la marginalisation politique: les deux partis flamands rappellent volontiers que la minorité wallonne dispose d’un droit de veto sur toute modi-fication constitutionnelle, ce qui frustre la majorité flamande désireuse de changer l’organisation du pays. Cette particularité s’explique par l’inversion de la capacité économique des deux communautés, avec le déclin wallon dès les années 1960. En Catalogne, l’injustice thématisée par l’ERC s’enracine dans le manque de reconnais-sance de la nature plurinationale de l’Etat espagnol. "Un exemple: si l’apprentissage du castillan est exigé constitutionnellement, les citoyens sont libres, en revanche, de ne pas pratiquer le catalan", précise Emmanuel Dalle Mulle.

Nationalismes basque et catalan

Ces revendications ne datent pas d’aujourd’hui. Elles ont vu le jour à la fin du XIXe siècle déjà, débouchant généralement sur la création d’Etats-nations. Seuls les nationalismes basque et catalan du début du XXe siècle relevaient déjà de ce modèle minoritaire émanant d’une périphérie plus développée et menaçant l’unité de leur Etat comme le font aujourd’hui ces cinq partis.

Mais comment ces derniers ont-ils émergé? Emmanuel Dalle Mulle dégage trois niveaux. Structurellement, le nationalisme des régions riches se développe dans un contexte où les finances de l’Etat commencent à enregistrer de gros déficits, ce qui se répercute sur le niveau de la dette publique et/ou de la taxation. Dans les années 1990, les scandales de corruption touchant les partis traditionnels belges, espagnols et italiens ont aussi beaucoup contribué à l’attrait de ces partis. En parallèle, un nouveau paradigme culturaliste s’impose dès les années 1970 comme clé de lecture de la réalité, légitimant le discours identitaire de ces formations politiques: "Si le succès d’une région s’explique par des valeurs telles l’éthique du travail et non par une répartition inégale des ressources, ces partis ne peuvent être taxés d’égoïsme", relève le chercheur.

Enfin, l’intégration européenne et la globalisation ont joué un rôle important. "Pour ces partis, l’Etat central apparaît comme une figure négative, ce qui est typique de toute construction identitaire. L’Europe, elle, se présente comme un modèle positif." Les partis y ont en effet projeté les valeurs qu’ils associent avec la mo-dernité: progrès économique, méritocratie et rigueur fiscale pour le N-VA, la LN et le VB; protection sociale et croissance pour l’ERC et le SNP. L’Europe a aussi permis
de rassurer la population par rapport aux coûts et à l’incertitude souvent associés à un processus d’indépendance, "même si l’histoire récente a montré, lors du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, que l’UE oblige tout Etat né d’une sécession à déposer une demande d’adhésion en bonne et due forme". De plus, l’intégration européenne a légitimé le discours des régions donatrices qui souhaiteraient réinvestir dans l’économie locale les fonds importants affectés aux transferts pour concurrencer les régions plus développées. De son côté, la globalisation a renforcé l’importance de la gouvernance, notamment pour ce qui concerne les finances de l’Etat, et donc le contexte institutionnel dans lequel travaillent des entreprises, déterminant pour leur compétitivité.

Reste que les bons résultats de ces partis ne reposent pas uniquement sur leur discours séparatiste, pour lequel ils ne trouveraient pas de majorité. En réalité, ces formations ont développé des profils idéologiques qui vont au-delà du simple indépendantisme, sociaux-démocrates pour le SNP et l’ERC, conservateurs pour la Ligue et le N-VA, d’extrême-droite pour le VB. De plus, ils se sont engagés à obtenir l’indépendance de manière démocratique: les électeurs savent donc qu’ils ont leur mot à dire et peuvent voter pour eux malgré leur objectif séparatiste. "Ce qu’ils ont certainement obtenu, conclut Emmanuel Dalle Mulle, est une normalisation du nationalisme et un renforcement de la dimension régionale à l’intérieur de l’Etat."

Dominique Hartmann est rédactrice au quotidien Le Courrier.


Selon les calculs du parti Esquerra Republicana de Catalunya, chaque habitant de la Catalogne verse annuellement 2622 euros de plus à l’Etat espagnol qu’il n’en reçoit en retour. Seule la "sortie Flandre" permet d’échapper à la crise, estime la formation Nieuw-Vlaamse Alliantie. Le pétrole écossais à l’Ecosse, dit le Scottish National Party. Le Nord industrieux dépose des oeufs d’or dans les mains de Rome la voleuse, affirme la Ligue du Nord.