La création et la diffusion du savoir à travers les âges

Martin Vetterli © Manu Friederich/SNF

Par Martin Vetterli

​(De "Horizons" no 104, mars 2015)​Le savoir scientifique appartient à l’ensemble de l’humanité. Le fait que quelque chose ait été découvert par les Sumériens, les Arabes ou les Grecs ne joue plus aucun rôle. C’est désormais le savoir de tout le monde. Les connaissances scientifiques devraient être accessibles à chacun, gratuitement, depuis leur création initiale dans le monde scientifique à leur diffusion au sein d’un large public. Le partage du savoir scientifique est, dans ce sens, la clé du progrès. Retenir des informations dans un but stratégique ou commercial conduit rarement à un bénéfice à long terme, du moins lorsque l’intérêt général est en jeu.

Le savoir scientifique demande d’abord à être créé. Le test décisif pour juger de la qualité d’une découverte scientifique a toujours été d’apporter une preuve sous la forme de sa reproductibilité: un résultat qualifié de juste par un chercheur doit pouvoir être reproduit par d’autres. En mathématiques, où ce processus est le plus évident (mais en aucun cas facile), une preuve publiée sera assez détaillée pour pouvoir être vérifiée par autrui. Dans d’autres domaines, comme la médecine et la biologie, des données suffisantes sur les expériences rendent les affirmations et les résultats crédibles. Documenter des expériences de façon suffisamment détaillée pour que d’autres groupes soient en mesure de les reproduire reste un must. La reproductibilité est en conséquence la clé de la création des connaissances scientifiques, et aucune allégation ne passera l’épreuve du temps tant qu’elle n’aura pas surmonté celle de la reproductibilité. Mais pour que cela soit possible, les données scientifiques doivent être partagées afin que leur qualité fasse l’objet d’un examen minutieux et que les assertions scientifiques soient finalement vérifiées ou réfutées.

La reproductibilité de la science, et donc le partage et la vérification des assertions scientifiques, ont été fortement encouragés grâce à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg et, plus tard, à l’émergence des revues scientifiques et de l’évaluation par les pairs. Il est clair que la découverte du World Wide Web il y a vingt-cinq ans a un impact similaire aujourd’hui. C’est ce que je considère être le défi de la reproductibilité à l’âge numérique.

Un exemple: Grigori Perelman a résolu en 2002 une conjecture mathématique vieille de cent ans et a décroché la plus haute récompense qu’un mathématicien puisse remporter. Pour ce faire, il a toutefois utilisé un mode de diffusion inhabituel. Au lieu de soumettre son manuscrit à l’évaluation par les pairs dans une revue mathématique de premier plan, il a publié ses résultats sur arXiv.org, la plateforme gratuite de prépublications électroniques. L’attention a été immédiate, et un examen minutieux s’en est suivi, menant à la reconnaissance de sa démonstration par la communauté scientifique. Même si cette manière de procéder peut paraître surprenante au premier abord, elle présente toutes les caractéristiques du processus scientifique classique. Une question connue est posée, et la solution est partagée de façon à ce que d’autres experts soient en mesure de la vérifier. Le consensus qui en découle règle alors la question. Le fait inhabituel dans cet exemple actuel est l’absence de l’intermédiaire, le journal imprimé, et d’une évaluation classique par les pairs, sous la forme d’un nombre réduit d’experts internes. Dans le cas de Perelman, cela a été remplacé par une évaluation en ligne, probablement encore plus rigoureuse grâce à un débat ouvert sur Internet.

Une science reproductible constitue ainsi, aujourd’hui, plus une opportunité qu’un défi. Il existe déjà assez de plateformes en ligne et d’outils pour améliorer le processus de création et de diffusion de nouvelles connaissances. Je suis convaincu que les tendances actuelles telles le libre accès et l’ouverture des données ne sont que le début d’un changement plus important vers une science totalement numérique et ouverte. Pour paraphraser les Beatles: "All we need is share!"

Martin Vetterli est président du Conseil national de la recherche et chercheur en sciences informatiques à l’EPFL.