Les oubliés des essais cliniques

Difficile de tester des médicaments sur les enfants et les femmes enceintes. Des chercheurs récoltent des données isolées pour s'assurer que les traitements sont efficaces et sans danger pour tous les groupes de patients. Par Alexandra Bröhm

(De "Horizons" no 112 mars 2017)​​​​​​

Avaler un antidouleur ou un cachet contre les nausées pendant la grossesse? Un tabou. En théorie, du moins. Car en réalité 80% des femmes enceintes prennent des médicaments, selon une étude publiée en 2014 dans le British Medical Journal. D'où l'importance pour les milieux médicaux de savoir quelles substances risquent de nuire à la santé de l'enfant et quelles autres sont sans danger. Mais les essais cliniques excluent souvent les femmes enceintes de peur de mettre le foetus en péril.

Malgré les différences incontestables entre les deux sexes, les scientifiques testent aujourd'hui encore les nouvelles thérapies essentiellement sur les hommes. Ils partent simplement du principe qu'elles agiront de la même manière sur les femmes, même si c'est loin d'être toujours le cas.

L'assimilation des médicaments peut varier en fonction du métabolisme. Leur efficacité est notamment influencée par certains enzymes trouvés dans le foie des femmes. La capacité de leurs reins n'atteint que 80% de celle des hommes, ce qui a un impact sur le processus d'élimination des déchets produits par les cellules. Les femmes sont également plus petites et les substances se répartissent autrement dans leur corps, notamment en raison du surplus de tissus adipeux. Ces derniers concentrent les molécules thérapeutiques, ce qui modifie leur efficacité. Sans compter l'influence du cycle menstruel.

Le scandale du Contergan

La recherche médicale n'accorde également pas assez d'attention aux enfants. Ceux-ci ne devraient pas être traités comme des adultes miniatures – pour lesquels il suffirait de réduire les doses en fonction du poids –, mais les chercheurs ne développent que rarement des médicaments spécifiquement pour eux. La pédiatrie recouvre en outre un large champ: on ne saurait soigner de la même manière les nouveau-nés et les adolescents.

En Suisse, plusieurs initiatives veulent remédier à cette situation. Alice Panchaud, pharmacologue au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne, étudie des méthodes pour identifier des médicaments sans danger pendant la grossesse. Cette question n'a pas intéressé beaucoup du monde jusqu'au scandale du Contergan dans les années 60 en Allemagne. Cet anti-nauséeux avait alors entraîné la naissance d'enfants souffrant de malformations des bras et des jambes. Depuis, on cherche par tous les moyens à éviter d'exposer les femmes enceintes à quelque médicament que ce soit. "Ce n'est malheureusement pas très réaliste", relève Alice Panchaud, qui effectue actuellement un séjour de recherche de deux ans à la Harvard School of Public Health. Il est nécessaire de traiter certaines maladies pendant la grossesse parce qu'elles représentent un risque plus grand pour l'enfant à naître qu'un médicament.

Même en excluant les femmes enceintes des essais cliniques, deux sources d'information existent: il arrive que des femmes prennent des médicaments sans savoir qu'elles portent un enfant; d'autres ne peuvent pas faire autrement pour des raisons médicales. "Il faut absolument rassembler et analyser les données fournies par ces deux groupes", souligne Alice Panchaud. Elles permettront à long terme de constituer une banque de données sur les substances sans risque. La règle générale: comme les connaissances manquent sur tout nouveau médicament, il faut éviter d'en prescrire aux femmes enceintes.

Aux Etats-Unis et en Europe, ces outils s'étoffent rapidement. En Suisse, la quantité plus limitée de cas freine leur développement et les efforts restent insuffisants. La dangerosité d'un médicament est une chose; il s'agit également de déterminer la dose à prescrire. Les femmes prennent du poids pendant la grossesse et leur corps retient davantage d'eau. En général, la posologie augmente mais les médecins ont besoin de plus d'informations pour l'adapter à chaque cas particulier. Le CHUV constitue une banque de données avec les échantillons sanguins des femmes enceintes exposées à des médicaments.

Différents cancers chez les enfants

Pour les enfants, le réseau de recherche Swiss Pednet s'efforce d'améliorer la situation. Cette initiative des hôpitaux pédiatriques revendique le développement de médicaments et de thérapies spécifiques. Les spécialistes sont confrontés à un dilemme analogue à celui qui se pose pour les femmes enceintes: ils rencontrent souvent des situations où un traitement s'impose, mais personne ne souhaite faire de tests avec des enfants en bonne santé. "Nous ne voulons pas non plus mener des essais sur des enfants malades", relève David Nadal, l'un des initiateurs du réseau et responsable de l'infectiologie à l'Hôpital des enfants de Zurich. La pédiatrie a donc elle aussi besoin d'une structure professionnelle de recherche qui assure à la fois la collecte des fonds et l'analyse des données.

"Il faut que la société comprenne mieux l'importance des recherches médicales en général et plus particulièrement pour les enfants", insiste David Nadal. Aujourd'hui déjà, plus de 80% des enfants cancéreux traités dans les hôpitaux le sont dans le cadre d'études cliniques. Ils souffrent souvent d'autres types de cancers que les adultes, d'où la nécessité de nouvelles substances qui leur viennent spécifiquement en aide.

Inégalité des sexes

Au cours des dernières années, plusieurs scientifiques ont montré qu'il existe
aussi de fortes différences entre les sexes face aux maladies cardio-vasculaires. "Les femmes meurent deux fois plus souvent d'un infarctus que les hommes", indique la cardiologue Catherine Gebhard de l'Hôpital universitaire de Zurich. Malgré cela, elles constituent seulement 24% des participants aux essais cliniques sur les maladies cardiaques. Et ces tests n'incluent presque pas de femmes âgées, bien que l'on sache maintenant que les coeurs des hommes et des femmes évoluent différemment dans cette phase de la vie.

"Nous ignorons encore en grande partie pourquoi les femmes décèdent plus souvent des suites d'un infarctus que les hommes", dit Catherine Gebhard. Le problème commence lors des essais sur les animaux: les chercheurs les effectuent principalement sur des mâles, partant de l'hypothèse que les résultats seront aussi valables pour les femelles. La cardiologue dirige actuellement une étude afin de comprendre pourquoi le coeur des femmes ne vieillit pas de la même manière que celui des hommes. A l'avenir, autant les enfants, les femmes enceintes et celles qui souffrent de maladies cardio-vasculaires doivent bénéficier de traitements médicaux qui respectent leurs particularités.

Alexandra Bröhm est journaliste scientifique au Tages-Anzeiger et à la SonntagsZeitung.