Plaidoyer pour une nature artificielle

La protection de l'environnement exige un changement de perspective radical, affirme l'écologue Christoph Küffer. Afin de préserver la biodiversité, l'humanité ne doit pas tenter de conserver tels quels les derniers espaces vierges, mais au contraire intervenir encore davantage. Par Stefan Stöcklin

(De "Horizons" no 113 june 2017)​​​​​​

Pour les milieux de la protection de l'environnement, le constat est amer: malgré tous les efforts, la biodiversité s'étiole pratiquement sans frein. En Suisse, un tiers des 45 000 espèces de plantes et d'animaux connues sont menacées. Des centaines ont disparu dans un passé récent, d'autres sont sous pression.

Pour Christoph Küffer, il faut aborder le problème sous un angle radicalement différent. "Dans notre pays, les aires dignes de protection s'avèrent trop fragmentées pour permettre de préserver leur biodiversité", note le professeur de la Haute école technique de Rapperswil et de l'ETH Zurich. De plus, le CO2 et l'azote produits par l'homme transforment irréversiblement tous les biotopes. A l'ère de l'Anthropocène, l'idée de conservation ne suffit plus, affirme le spécialiste en écologie urbaine. Sa proposition: redessiner la nature comme le ferait un designer. "La seule solution pour préserver la biodiversité consiste à inventer la nature de l'avenir et à la modeler."

Paradis artificiel

Cette approche se démarque radicalement des pratiques en vigueur, par exemple dans le Parc national suisse, aux Grisons. Les animaux et les plantes doivent y vivre tranquille, autant que possible. Toute intervention de l'homme y est mal vue.

Plutôt que de laisser la nature vierge à elle-même, Christoph Küffer revendique au contraire que l'homme intervienne davantage pour préserver sa diversité ou la recréer. Il n'exclut pas des ingérences sur les aires protégées et dit s'imaginer flanquer de prairies maigres l'un des derniers grands marais de Suisse, le Neeracherried près de Zurich. On créerait ainsi artificiellement une biodiversité particulièrement riche et dense. Les nombreuses petites aires protégées du Plateau suisse pourraient, elles aussi, profiter d'un aménagement plus intensif qui enrichirait le nombre des espèces présentes.

Redessiner la nature signifierait également créer des jardins suspendus sur les toits, des murs végétaux ou des parcs pour offrir de nouveaux habitats aux espèces délogées par l'urbanisation. La célèbre High Line de New York, un parc aménagé sur une ancienne ligne ferroviaire aérienne au coeur de Manhattan, représente une concrétisation exemplaire des idées défendues par Christoph Küffer. "Une nature aménagée signifie que n'importe quel lieu peut être transformé en paradis naturel." A l'avenir, la biodiversité pourrait se composer d'un mélange d'espèces sauvages et de plantes utiles et ornementales, intégrées dans l'espace culturel humain.

Pour Christoph Küffer, un tel réaménagement déplacerait la responsabilité de la protection de la nature: non plus les spécialistes et les fonctionnaires, mais les jardiniers, les agriculteurs et les passionnés, des personnes qui s'en occupent depuis toujours. Beaucoup plus complexe et désordonnée, elle entraînerait l'extinction de certaines espèces menacées parce que la réduction de leur biotope ne serait pas totalement compensée.

Les espèces rares condamnées

Mais la politique actuelle ne fait pas mieux, relève l'écologue. Il est convaincu que son approche s'avérerait en définitive plus efficace. Les conséquences des activités humaines entraîneront de toute façon la disparition des espèces les plus rares, quelles que soient les sommes investies pour les sauver. Mais les différentes aires aménagées permettraient d'en protéger de nombreuses un peu moins menacées.

Les thèses de Christoph Küffer ne font pas l'unanimité dans les milieux concernés. Spécialiste en écologie végétale à l'Université de Berne et président du Forum Biodiversité Suisse, Markus Fischer estime également qu'il est presque impossible de préserver aujourd'hui la nature dans son ensemble comme on voulait le faire il y a cent ans. Mais, pour lui, le problème vient du manque de moyens financiers et de détermination politique. "Il faut donner la priorité à la biodiversité sur 30% des surfaces si on veut la préserver et la renforcer", explique-t-il. En partie sur des aires protégées qui, aujourd'hui, ne représentent que 10% des surfaces en Suisse, et en partie sur des surfaces utiles bénéfiques à la biodiversité.

Raffael Ayé de Birdlife Suisse relève qu'il y a aussi des concepts novateurs dans la protection de la nature traditionnelle: "Nous recourons depuis déjà les années 1980 à des mesures intégrées pour protéger et exploiter en même temps certaines zones." Il ne faut à aucun prix perdre de vue les objectifs fixés, poursuit-il: "Nous devons continuer d'investir dans la protection des aires les plus précieuses telles que les prairies sèches ou le Parc national", dit-il. Comme Markus Fischer, il souhaite davantage de soutien de la part des politiques, soit plus de moyens, une meilleure reconnaissance et une attention accrue pour les biotopes menacés.

Christoph Küffer réalise parfaitement qu'une bonne partie de ses collègues prennent ses propositions comme une provocation, mais il ne cherche pourtant pas à monter différentes positions les unes contre les autres. Les recettes actuelles de la protection de la nature – aires protégées et soutien à différentes espèces – se justifient parfaitement selon lui. Mais l'expert non conformiste reste convaincu: "De nouvelles idées et une approche différente sont indispensables si l'on veut protéger la biodiversité dans une époque de changements climatiques, d'exploitation intensive des sols et de ressources limitées."

Stefan Stöcklin est rédacteur pour l'Université de Zurich.