Qui a le droit d’être père ou mère?

Cette image montre la Gay Pride sur la plage de Tel Aviv. Bild: © Keystone/Laif/ Amos Schliack

En Israël, le droit et la pratique de la médecine reproductive sont libéralisés, tout en étant empreints d’éthique judaïque et de représentations rabbiniques. Par Caroline Schnyder

Dans une salle joliment décorée de Beersheba, au sud d’Israël, on fête la naissance de Yoni. Parents et amis sont venus apporter des cadeaux et partager la joie des fiers parents, Tami et Orna. Ces deux femmes vivent en couple depuis plus de dix ans. Elles ne sont pas mariées et n’en ont pas le droit en Israël. Le père biologique de leur fils est un donneur de sperme anonyme, et Yoni ne fera probablement jamais sa connaissance.

Tami et Orna – leurs noms ont été modifiés – font partie des couples que Sibylle Lustenberger a interviewés et accompagnés dans le cadre de sa thèse de doctorat. Doctorante à l’Université de Berne, cette ethnologue étudie la construction de l’homoparentalité en Israël et la façon dont elle met au défi les structures et représentations sociales de la famille, de la parenté et du judaïsme.

La médecine reproductive, qui joue un rôle important dans la construction de ces nouvelles familles, s’est rapidement développée en Israël: le premier enfant conçu hors d’un ventre maternel y est né en 1981, trois ans après le premier "bébé éprouvette", Louise Brown, en Grande-Bretagne. Israël est ensuite devenu le pays du monde qui compte le plus de cliniques de fertilité par habitant. Le don de sperme anonyme, le don d’ovule et la gestation pour autrui y sont autorisés alors que tel n’est pas le cas en Suisse. La caisse-maladie publique prend en charge une importante partie des coûts induits par les traitements de fertilité, et ce pour tous les Israéliens, quels que soient leur religion et leur état civil.

Reconnu par Dieu

Comme le souligne la chercheuse bernoise, cette attitude relativement libérale n’a rien à voir avec un quelconque laissez-faire. En Israël, le droit et la pratique de la médecine reproductive sont empreints d’éthique judaïqueet de représentations rabbiniques de la parenté. Selon la bioéthique juive, les technologies de procréation constituent un "adjuvant" reconnu par Dieu pour surmonter une stérilité non désirée. "Soyez féconds et multipliez-vous", dit la Genèse. La médecine reproductive permet à tous ceux qui n’ont pas réussi à avoir d’enfants de se conformer à cette injonction. Mais selon Sibylle Lustenberger, les représentations rabbiniques de la parenté imposent des limites strictes: les enfants de parents juifs, conçus à l’aide de nouvelles technologies, doivent être juifs. Ce principe détermine les lois et les pratiques qui touchent à la procréation assistée. La loi sur la gestation pour autrui, par exemple, part du principe que la judaïté est transmise de la mère à l’enfant. Pour qu’un enfant soit juif, il faut donc que la mère porteuse le soit aussi et, le cas échéant, la donneuse d’ovules également. Pour son projet de recherche, l’ethnologue a étudié des projets de loi, des décisions de la Knesset et des textes rabbiniques. Elle s’est aussi entretenue avec beaucoup de personnes concernées, menant 65 interviews et de nombreuses discussions informelles avec des parents et des couples juifs homosexuels dans différentes régions d’Israël. Elle a pu en accompagner certains au quotidien. A l’exception de quatre d’entre eux, tous ces couples avaient déjà des enfants. Comment s’y étaient-ils pris?

Mère porteuse

La plupart des lesbiennes israéliennes, qui vivent en couple et désirent un enfant, choisissent le don de sperme anonyme, comme Tami et Orna. Cette possibilité est ouverte en Israël aux femmes non mariées et aux lesbiennes en couple. Pour les couples d’hommes qui désirent un enfant, la situation est plus difficile: il est pratiquement exclu pour eux de pouvoir adopter un enfant, et, en Israël, les couples homosexuels n’ont pas le droit de recourir à une mère porteuse. Depuis 2005, les couples gays transitent donc souvent par des pays où ils ont la possibilité de conclure un contrat avec une mère porteuse. Ils passent ainsi outre les représentations rabbiniques selon lesquelles un enfant né d’une mère porteuse non juive n’est pas considéré comme juif.

En règle générale, les couples gays à la recherche d’une mère porteuse à l’étrangers’adressent à «Tammuz», la principale agence de mères porteuses active en Israël, explique Sibylle Lustenberger. En Inde, par exemple, cette agence loge dans le même hôtel tous les couples gays qui viennent à Mumbai pour la naissance de leur enfant. Cette situation s’est avérée un véritable coup de chance pour les recherches de l’ethnologue. Elle a vécu deux mois dans cet établissement. Elle a observé les couples, discuté avec eux pendant qu’ils attendaient la naissance de leur bébé, puis ses documents d’entrée sur le territoire israélien qui ne peuvent faire l’objet d’une demande qu’une fois qu’il est né.

Souvent, ces parents souhaitent avoir plusieurs enfants. Ceux que Sibylle Lustenberger a rencontrés aimeraient en avoir deux, voire davantage. Leur objectif n’est pas de révolutionner l’idée de la famille, au contraire. Comme d’autres familles juives d’Israël, ils organisent une célébration pour la naissance de leur enfant et font ainsi preuve de leur volonté d’être une famille, intégrée dans une parenté et un cercle d’amis. Dans le cas de certains couples, la parenté éloignée ne découvre qu’à la naissance d’un enfant l’homosexualité du neveu ou de la cousine, ou ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’elle se montre prête à reconnaître sa relation homosexuelle.

Rituels religieux

Souvent, ces festivités incluent des rituels juifs. Les couples non religieux font eux aussi circoncire leurs fils, alors que pour les fillettes, la célébration de la naissance se présente différemment. Dans cette perspective au moins, ces enfants ne doivent pas être différents de leurs camarades. A la fête de la naissance de Yoni, par exemple, c’est un "mohel", un circonciseur religieux traditionnel, qui a procédé à la circoncision. Et qui a, par la même occasion, apparemment remis en question le rejet rabbinique des relations homosexuelles.

Sibylle Lustenberger est l’une des premières chercheuses à s’être penchées sur l’homoparentalité en Israël. Son sujet cible le coeur de la société: qui a le droit de devenir mère ou père? Que signifient la famille et la parenté? Qui définit les normes et les appartenances? Selon elle, les médias nationaux ont beaucoup contribué à faire accepter socialement les parents de même sexe. Dans le public, en Suisse, le sujet est nettement moins thématisé. Pour l’ethnologue, il serait souhaitable que l’on évoque davantage l’homoparentalité et les techniques de procréation. Bref, de briser les tabous qui pèsent sur ces sujets.

(De "Horizons" 99, decembre 2013)