Moscou, aller-retour

Cette image montre la graphique "Kooperation mit Osteuropa" © SNF

Depuis un quart de siècle, le programme de recherche SCOPES soutient la coopération scientifique entre la Suisse et les pays d’Europe de l’Est. L’intérêt pour cet instrument d’encouragement ne faiblit pas. Par Simon Koechlin

Le rideau de fer, qui a séparé pendant des décennies l’Europe de l’Est et l’Union soviétique du monde occidental, est tombé voilà vingt-cinq ans. Ce moment historique a aussi marqué le début d’un processus difficile pour les anciens Etats communistes qui, d’un jour à l’autre, ont dû passer de l’économie planifiée à l’économie de marché, et où l’industrie a, tout à coup, dû faire face à une concurrence globale. Dans de nombreux pays d’Europe orientale, cette nouvelle donne a entraîné un effondrement économique. Dans ce contexte, la Suisse – comme d’autres Etats européens – a débloqué un crédit d’aide pour épauler ces pays à bout de souffle. "L’idée de soutenir la science avec une partie des fonds accordés a très vite émergé", explique Evelyne Glättli, de la Division Collaboration internationale du Fonds national suisse (FNS), qui coordonne le programme SCOPES (Scientific Co-operation between Eastern Europe and Switzerland). Ce dernier a été lancé en 1990 conjointement par le FNS et la Direction pour le développement et la coopération (DDC) avec des fonds du crédit pour l’Europe de l’Est.

Débuts modestes

A ses débuts, SCOPES était très modeste. Jusqu’en 1995, le programme a soutenu beaucoup de petits projets de recherche, des échanges de personnes et des participations à des conférences. Au départ, il était financé seulement par la DDC. Au milieu des années 1990, il a suscité davantage d’intérêt et gagné en ampleur. Aujourd’hui, il est pris en charge pour moitié par le FNS et pour moitié par la DDC. La palette des mesures de soutien s’est elle aussi élargie. Aujourd’hui, deux secteurs se voient allouer la majorité des fonds: d’un côté, des projets de recherche communs, menés conjointement par des scientifiques d’Europe de l’Est et de Suisse; de l’autre, des partenariats institutionnels où les partenaires helvétiques soutiennent leurs collègues d’Europe orientale pour faire avancer la modernisation du champ de recherche.

Evelyne Glättli rappelle que, dans les pays socialistes, pendant la Guerre froide, la science et la recherche n’étaient pas organisées de la même façon qu’en Europe occidentale. Les académies assuraient la recherche fondamentale alors que les universités ne faisaient pratiquement pas de recherche. Elles n’étaient que des lieux d’enseignement, avec une forte orientation idéologique. Venaient ensuite des instituts qui menaient une recherche sectorielle, limitée à l’agriculture par exemple. Entre ces trois domaines, il n’y avait pratiquement aucun échange. Par ailleurs, l’organisation et les processus étaient souvent peu efficaces. Un seul institut pouvait facilement employer plusieurs centaines de personnes. Mais la collaboratrice du FNS souligne aussi l’excellence de nombreux chercheurs en Europe de l’Est et la tradition russe de grande puissance scientifique.

Partenariats enrichissants

"Les projets communs avec des collègues est-européens revêtent donc aussi un intérêt pour les chercheurs de Suisse", poursuit-elle. En sciences naturelles et en sciences de l’ingénieur, notamment, la collaboration peut s’avérer particulièrement intéressante. Dans ce domaine, les jeunes chercheurs talentueux sont en effet nombreux en Europe orientale. Autre intérêt du programme SCOPES pour nos scientifiques: l’Europe de l’Est abrite des archives, des écosystèmes ou des groupes de patients qui n’existent pas en Suisse.

Souvent, relève Evelyne Glättli, les projets SCOPES ont leur source dans des partenariats ou des contacts préexistants entre des chercheurs des pays de l’Est et de Suisse. Certains partenaires helvétiques sont d’ailleurs originaires d’Europe de l’Est et entretiennent encore des relations avec leur pays d’origine. A l’instar de Mikhail Shaposhnikov, du Laboratoire de physique des particules et de cosmologie de l’EPFL. Ce professeur russe a déjà dirigé deux projets SCOPES avec des collègues de son ancienne patrie, mais aussi d’autres pays d’Europe orientale. Chercheur en Union soviétique jusqu’en 1991, il a gardé des contacts avec de nombreux scientifiques. Etant donné la recherche remarquable menée par ces pays dans son domaine, Mikhail Shaposhnikov a trouvé "tout à fait naturel" de reprendre contact avec ses anciens collègues et d’initier les projets SCOPES qui ont été "couronnés de succès", dit-il. Pour les partenaires est-européens, les soutiens financiers étaient très importants: "En Russie, en Ukraine ou en Géorgie, les post-doctorants gagnent à peine de quoi vivre, ce qui les oblige à avoir des emplois annexes, remarque-t-il. Grâce à SCOPES, les participants au projet ont pu se concentrer complètement sur la science." Pour les partenaires suisses, ajoute-t-il, il était intéressant "de voir débarquer ces jeunes chercheurs enthousiastes, venus faire de la recherche avec nous".

Coûts non couverts

Dans le cas de Thomas Breu, du Centre interdisciplinaire pour le développement durable et l’environnement (CDE) de l’Université de Berne, ce sont aussi des contacts préexistants qui ont mené à un projet SCOPES. Le chercheur a travaillé pendant plusieurs années, dans le cadre du Pôle de recherche national (PRN) "Nord-Sud", avec des partenaires du Tadjikistan et du Kirghizistan. Un projet SCOPES où des chercheurs de ces deux pays d’Asie centrale ont été formés à l’application de systèmes d’information géographique a offert la possibilité de renforcer ce partenariat. "Nous aussi, nous en avons profité", précise-t-il. Des étudiants suisses de master ont ainsi beaucoup appris sur les défis locaux. Par ailleurs, de tels projets permettent de rester présent sur place et de maintenir l’accès à des informations actuelles. Même si, côté suisse, ces projets ne couvrent pas leurs coûts, admet Thomas Breu.

Evelyne Glättli confirme qu’en termes de fonds les projets SCOPES ne sont pas particulièrement attrayants pour des chercheurs de notre pays. "La plus grande partie des montants alloués vont aux partenaires est-européens du projet", indique-t-elle. Les chercheurs suisses qui participent ne reçoivent que de quoi couvrir certaines dépenses particulières, comme les frais de voyage. Néanmoins, l’instrument d’encouragement est très apprécié: 350 requêtes ont été déposées l’an dernier. "Alors que nous en escomptions environ 200", affirme Evelyne Glättli. Résultat: les fonds d’encouragement disponibles n’ont permis d’autoriser que près de 20% des demandes, et beaucoup de bons projets ont dû être refusés.

Comparée à d’autres structures d’encouragement dotées de programmes similaires, la diversité des pays avec lesquels la Suisse collabore dans le cadre de SCOPES est exceptionnelle. De nombreux Etats de l’Union européenne (UE) se limitent à un pays ou à une région, par exemple à l’Asie centrale. Au cours des vingt-cinq dernières années, les points forts des projets se sont sans cesse déplacés. Des contrées comme les Balkans, le Caucase du Sud et les pays d’Asie centrale sont venus s’ajouter aux bénéficiaires. Ainsi, la Serbie et la Géorgie comptent aujourd’hui parmi les partenaires SCOPES les plus fréquents, à côté de pays comme la Russie, l’Ukraine, la Bulgarie et la Roumanie. "La Serbie semble avoir réalisé l’importance de la recherche pour son développement", fait valoir Evelyne Glättli. Les chercheurs serbes qui obtiennent des fonds de recherche SCOPES touchent de la part de leur gouvernement des fonds supplémentaires, en guise de "récompense".

Au cours des vingt-cinq dernières années, des centaines de projets SCOPES ont fait avancer la science en Europe de l’Est et dans les Etats qui ont succédé à l’Union soviétique. Il s’agit d’assurer une "remise en forme" de la recherche en Europe orientale, pour qu’elle soit en mesure de participer aux programmes de l’UE, explique Evelyne Glättli. D’un côté, tous les scientifiques n’ont pas l’habitude de rédiger les requêtes correspondantes et de placer leurs résultats dans des revues scientifiques. De l’autre, même un quart de siècle après la chute du mur, les structures de nombreux pays ne sont toujours pas comparables à celles d’Europe occidentale. "Les équipes soutenues sont comme des cellules germinales qui initient les changements nécessaires", conclut Evelyne Glättli. Et chaque nouveau projet représente le terreau idéal pour consolider les compétences et améliorer les réseaux.

(De "Horizons" no 101, juin 2014)