Pas une ride

L’anneau cyclotron du PSI vu depuis le haut. © Institut Paul Scherrer, Markus Fischer

Il y a quarante ans, des ingénieurs et des chercheurs ont construit un accélérateur de protons à l’Institut Paul Scherrer (PSI). Aujourd’hui encore, dans le domaine de la physique, cette installation de recherche figure parmi les meilleures. Par Simon Koechlin

​Qui ne tente rien n’a rien. Ce dicton vaut aussi pour la physique moderne.
Dans les années 1960, un groupe emmené par Jean-Pierre Blaser et Hans Willax, de l’EPFZ, réclamait un nouveau type d’accélérateur de protons (les nucléons chargés positivement d’un noyau atomique). Un peu partout, leur exigence suscitait la réprobation. "Des physiciens de renom affirmaient que ça ne fonctionnerait pas", rappelle Klaus Kirch, directeur du Laboratoire de physique des particules de l’Institut Paul Scherrer (PSI) à Villigen (AG). Mais Jean-Pierre Blaser et Hans Willax n’en ont pas démordu. L’accélérateur de protons a vu le jour, envers et contre tout, moyennant un crédit de construction de 100 millions de francs. Mis en service voilà quatre décennies, il figure, aujourd’hui encore, parmi les installations de recherche les plus performantes du monde.

Ce succès est dû au courage et à l’ambition de ses deux initiateurs, mais aussi
au développement continu de l’installation. Sa grande qualité: être exploitable
pour la physique des particules mais aussi pour d’autres domaines de recherche,
relève Andreas Pritzker dans son ouvrage "Geschichte des SIN" [Histoire du SIN], où il retrace le développement de l’accélérateur de protons à l’Institut suisse de recherche nucléaire (SIN), un précurseur du PSI.

L’accélérateur de protons a été construit pour la "physique des moyennes énergies".
L’objectif était de produire ce qu’on appelle des pions, "des particules importantes pour la cohésion des protons et des neutrons dans le noyau atomique", précise Klaus
Kirch. Pour générer des pions et les étudier, on commence par prélever les molécules
d’hydrogène d’une bouteille d’hydrogène gazeux, puis on les divise afin d’obtenir des
protons. Ces derniers sont injectés dans trois accélérateurs, et pour finir dans ce
qu’on appelle l’anneau cyclotron. Là, huit aimants font en sorte que les particules
qui circulent soient accélérées chaque fois qu’elles passent de l’un à l’autre. Ce
mode d’accélération était révolutionnaire à l’époque de Jean-Pierre Blaser et Hans
Willax. Et nettement moins gourmand en énergie que les accélérateurs linéaires. "En
termes d’efficacité, l’accélérateur de protons du PSI est le meilleur du monde aujourd’hui", affirme Klaus Kirch.

De plus en plus efficace

En tout, les protons font environ 180 fois le tour de l’anneau, pour atteindre environ
80% de la vitesse de la lumière. Puis ils sont "extraits" de l’accélérateur et dirigés
vers des cibles de carbone. Cette collision produit des pions et des muons (les "frères
lourds" des électrons). Les protons poursuivent leur course vers une cible de plomb,
à laquelle ils arrachent des neutrons. S’ils entraient en contact avec un autre matériau, celui-ci deviendrait radioactif. Réussir à diriger le faisceau de protons hors de l’accélérateur, sans perte de ce genre, est tout un art. Au fil des ans, les physiciens du PSI n’ont cessé d’améliorer l’efficacité de l’installation. Aujourd’hui, son fonctionnement est tellement "propre" que 99,99% des protons accélérés sont bel et bien disponibles pour des expériences.

Améliorer le modèle standard

Avec son diamètre d’environ 15 mètres, l’anneau d’accélération est impressionnant.
Mais modeste, comparé à d’autres grandes installations de physique des particules. Il
prouve qu’il est possible de mener une recherche de qualité, au-delà des dimensions
phénoménales d’accélérateurs comme le LHC du CERN, à Genève. Car il est le seul à
produire assez de muons, pour fournir des résultats sur les désintégrations rares de
ces particules. "Les résultats de cette expérience sont tout à fait fondamentaux,
indique Klaus Kirch. Ils contribuent à tester et à améliorer le modèle standard de la
physique des particules." Il n’y a qu’au PSI, également, que sont produits des muons
suffisamment lents pour l’étude de matériaux en couches minces. Dans ce but, on
dépose des muons à la surface d’un matériau, par exemple afin d’étudier ses propriétés magnétiques. Lorsque le muon se désintègre, les chercheurs peuvent déduire les champs magnétiques du matériau à partir de la "trajectoire" qu’adoptent les particules issues de cette désintégration. "Dans ces expériences également, il n’est
pas immédiatement question d’applications pratiques, mais d’analyser des matériaux susceptibles d’être utilisés pour des supraconducteurs ou de nouveaux types de
mémoires de stockage et de disques durs", détaille Klaus Kirch. En tout, plus de 500 chercheurs utilisent chaque année l’accélérateur de protons, pour mener des expériences impliquant des muons.

La Source de neutrons à spallation SINQ a tout autant d’utilisateurs. On y fait de la recherche avec des neutrons, arrachés au plomb par les protons. Comme les neutrons doivent être ralentis pour les expériences, l’appareillage complet se trouve dans un réservoir rempli d’eau lourde. Les neutrons sont des instruments uniques pour étudier les structures magnétiques au coeur des matériaux. On peut aussi s’en servir pour produire des images de l’intérieur d’objets archéologiques. L’accélérateur est même un "guérisseur". Il y a trente ans, le PSI a commencé à traiter des patients atteints de certains cancers au moyen du faisceau de protons. "Au début, les protons utilisés pour la protonthérapie étaient issus de l’accélérateur", note Klaus Kirch. Avec le succès du traitement – le taux de guérison est d’environ 98% pour les tumeurs oculaires –, les exigences sont allées croissantes. Aujourd’hui, la protonthérapie possède son propre accélérateur.

Pour le chercheur, le caractère impressionnant de l’accélérateur de protons réside
dans sa capacité à évoluer plus que jamais à un haut niveau. L’engin a 40 ans
et pas une ride. Selon lui, l’environnement de la recherche en Suisse a contribué à une certaine continuité. Celle-ci a permis aux scientifiques motivés du PSI d’améliorer et de développer l’accélérateur de protons au fil des ans. Dernier exemple en date: la mise en service, en 2011, de la source à haute intensité de neutrons ultrafroids. Des adaptations et des améliorations, il y en aura encore. Pas de transformations révolutionnaires à l’horizon, mais le projet de rendre l’installation encore plus fiable. Afin que l’accélérateur de protons reste incontournable,
pour une prochaine génération de chercheurs également.

Simon Koechlin est rédacteur en chef du magazine Tierwelt et journaliste scientifique.
(De "Horizons" no 101, juin 2014)