La magie des racines

Racines / Baktybek Asanakunov, G. A. Lazkov, Inna Kuzovkina, Anastasia Guseva

Peu de personnes connaissent aussi bien la biologie des racines qu’Inna Kuzovkina. Les cellules végétales qu’elle cultive à Moscou et à Bichkek avec ses collègues kirghizes pourraient bientôt jouer un rôle important dans la lutte contre le cancer.

"La plupart des gens n’imaginent pas à quel point ces racines sont belles. Chez nous, à l’institut de physiologie végétale de l’académie des sciences, elles poussent dans des tubes de verre. Ce sont des cultures très sensibles, et leur entretien demande de bons yeux, du doigté et beaucoup d’attention. Et quand le travail me plaît particulièrement, il m’arrive même de leur parler. Hors laboratoire, les racines forment une unité avec la pousse, la partie aérienne de la plante. Dans les années 1990 (c’était donc encore à l’époque soviétique), nous avons réussi à cultiver pour la première fois des racines isolées: cela a été à la fois une grande surprise et un triomphe. Nous utilisons différentes souches naturelles d’une bactérie du sol, Agrobacterium rhizogenes, qui contamine les racines et active leur croissance. Sous son influence, ces dernières forment de fines racines latérales. Elles n’arrêtent jamais de se développer si l’on prend bien soin d’elles et si l’on transplante régulièrement des petits morceaux de racines dans un milieu de culture frais. Certaines de nos cultures prospèrent depuis plus de vingt ans.

Dans le cadre du projet SCOPES que nous avons mené récemment avec des collègues du Kirghizistan et de Suisse, nous avons créé des cultures de racines de plantes médicinales du genre Scutellaria. Au Kirghizistan, il en pousse 32 espèces différentes, dont 17 sont endémiques. Elles ne grandissent que dans ce pays et nulle part ailleurs au monde. Nombre d’entre elles sont de plus en plus menacées, en raison des cueillettes incontrôlées. Avec nos cultures, nous espérons contribuer à la conservation par biotechnologie de la diversité végétale au Kirghizistan.

La scutellaire du Baïkal, Scutellaria baicalensis, fait l’objet d’une exploitation intense, notamment parce qu’en médecine chinoise, elle est considérée comme la deuxième plante médicinale la plus importante. En Occident aussi, elle est l’objet de toujours plus d’attention, depuis que l’on sait qu’elle contient certaines substances comme la wogonine. On a découvert, il y a quelques années, que cette flavone était inoffensive pour les cellules saines mais mortelle pour certaines cellules cancéreuses. Or, comme beaucoup d’autres produits du métabolisme végétal, la wogonine se concentre exclusivement dans les racines. Nos cultures revêtent donc un grand intérêt pour l’industrie pharmaceutique.

Ce d’autant plus qu’à côté des cultures de racines, nous avons aussi réussi à réaliser des cals de Scutellaria andrachnoides, une scutellaire menacée et endémique du Kirghizistan. Les cals sont des amas de cellules qui sont repassées à un stade indifférencié. Et qui, ensuite, se multiplient telles des espèces de cellules souches végétales. Contrairement aux cultures de racines, les cals ne forment pas de vraies racines, mais poussent simplement en amas cellulaires informes.

Lorsque nous avons analysé, avec nos doctorants, le contenu des cellules, nous avons été étonnés de constater que les cultures de cals contenaient presque exclusivement de la wogonine, alors que les cultures de racines renfermaient différentes flavones. Cela devrait réduire considérablement l’investissement nécessaire pour isoler cet anticancéreux potentiel.


J’ai 75 ans et ne voyage plus aussi facilement qu’avant. Mes collègues du Kirghizistan se sont donc rendus plus souvent à Moscou que nous ne sommes allés, mon groupe et moi, à Bichkek. Avec ma collègue, nous avions supervisé, il y a de nombreuses années, l’actuelle directrice du laboratoire de biotechnologie végétale de l’académie nationale du Kirghizistan, Anara Umralina. Depuis toutes ces années, une amitié nous lie. Mais sans le généreux soutien financier venu de Suisse, ce projet n’aurait jamais pu être mis en place. Tout notre collectif russo-kirghize en est très reconnaissant.


De nombreux collègues de mon âge continuent à s’intéresser à la science et à travailler comme moi. Cela leur permet d’améliorer leur petite retraite qui, dans mon cas, représente tout juste un tiers de mon ancien salaire. Ce que nous souhaitons toutefois par-dessus tout c’est de transmettre notre expérience. Je voudrais pouvoir un jour remettre mes cultures de racines entre d’autres bonnes mains."
(De "Horizons" no 101, juin 2014)