En Suisse, il y a quelque chose de trouble
dans le domaine du soutien aux étudiants issus de familles économiquement
faibles. Le système des bourses d’études est un embrouillamini fédéraliste.
Avec 26 règlements différents, une demande de soutien s’apparente à un jeu de
hasard géographique. «Le règlement actuel est injuste, car les chances d’une
étudiante nidwaldienne d’obtenir une bourse d’étude sont beaucoup plus
faibles, et elle bénéficie de nettement moins de soutien qu’un étudiant
vaudois, même s’ils étudient tous les deux à la même haute école spécialisée
bernoise et que leurs familles ont des revenus tout aussi modestes», écrivait
récemment l’Union des étudiant-e-s de Suisse (UNES) en réaction à la décision
du Conseil des Etats qui a refusé une fois encore de faire quelques pas vers
l’harmonisation des règlements (voir encadré). Dans les Grisons, un habitant
sur 74 reçoit une bourse, contre un sur 285 dans le canton de Glaris. Le
montant du soutien varie lui aussi beaucoup: au niveau des hautes écoles, les
bourses d’études s’élèvent en moyenne à seulement 4000 francs par an dans le
canton de Neuchâtel, alors qu’elles sont presque trois fois plus élevées dans
le canton de Vaud, pourtant voisin. De manière générale, très peu de cantons
disposent de fonds suffisants pour soutenir tous les candidats aux études,
conformément à l’idéal de l’égalité des chances, indépendamment de l’origine et
de la situation familiale.
Cette situation est la
conséquence d’une évolution en soi réjouissante. Dans les années 1960, le
nombre d’étudiants a commencé à augmenter, et cette tendance se poursuit
jusqu’à aujourd’hui. Avant, il allait de soi que les études supérieures
étaient réservées aux nantis. En 1960, les huit universités cantonales et les
EPF comptaient quelque 14 000 étudiants. Ceux-ci ne représentaient donc que 3%
de la population. De fait, personne ne parlait de bourses d’études. Puis est
venue l’expansion de la formation et, avec elle, en 1965, une loi fédérale sur
les bourses d’études censée assurer que «même les enfants issus de familles
modestes puissent choisir une profession qui corresponde à leurs capacités et à
leurs traits de caractère», comme l’écrivait le conseiller fédéral Hans Peter
Tschudi. Au début du système suisse des bourses d’études, ce noble objectif a
été atteint.
Proportion
en baisse
Entre 1960 et le milieu des années 1970, le nombre d’étudiants a triplé en Suisse et n’a cessé de croître depuis. Mais les dépenses pour les bourses d’études, elles, ont à peine augmenté depuis 1980. A cette date, 16% des personnes qui accomplissaient une formation post-obligatoire bénéficiaient d’une bourse d’études. En 2013, ce score dépassait à peine 7%. La Confédération ne s’engage quasiment plus: sur le total des 300 millions de francs alloués sous forme de bourses d’études, seuls 25 millions proviennent
de ses caisses. Apparemment, on considère à nouveau que la formation supérieure
est réservée à ceux qui peuvent la payer. «L’Université reste une institution
des couches moyennes et supérieures», résume Charles Stirnimann, chef de l’Office
bâlois des contributions à la formation et président de la Conférence
intercantonale des bourses d’études (CIBE).
D’un point de vue social, la situation est encore plus
intéressante dans les hautes écoles spécialisées (HES). Chez elles, il existe
un potentiel plus important pour permettre aux personnes issues de milieux non
académiques d’accéder à un diplôme de type universitaire. La perméabilité
sociale y est en effet beaucoup plus grande, explique Charles Stirnimann. Les
HES devraient donc aussi présenter un taux de bourses d’études beaucoup plus
élevé que les universités. Or, il se situe à un niveau à peu près équivalent,
comme le montre la statistique des bourses d’études récemment publiée par
l’Office fédéral de la statistique (OFS). Pour cet historien, spécialiste du
sujet dans notre pays, cela montre bien que les bourses d’études «ne sont pas
juste une prestation sociale, mais une prestation de politique de la formation»
(ou, tout au moins, qu’elles devraient l’être). Grâce à un bon pilotage, estime-t-il,
il serait possible «d’exploiter de manière optimale le potentiel de la société»
et d’obtenir des correctifs sociaux. Cet argument est d’autant plus actuel que
les employeurs suisses se plaignent de manquer de personnel qualifié.
Prêt
de soutien en Scandinavie
A quoi le système idéal des bourses d’études devrait-il ressembler? Faudrait-il, si possible, soutenir tous les requérants? Dans ce cas, entre 20 et 25% des étudiants, en Suisse, seraient boursiers. Mais dans les faits, les chiffres varient beaucoup d’un canton à l’autre, car les coûts de déplacement et de logement sont très différents suivant la proximité de l’université. Ou conviendrait-il de déterminer des critères ciblés d’encouragement? La recherche sur la formation n’a pas vraiment de réponse. Elle ne s’est pratiquement pas penchée sur l’impact effectif des bourses d’études et d’autres formes de soutien. En 2002, deux chercheuses allemandes, Stefanie Schwarz et Meike Rehburg, ont soumis les systèmes européens de bourses d’études à une comparaison descriptive. En Scandinavie, par exemple, dans la même classe d’âge, de 70 à 80% des personnes font des études, et nombre d’entre elles bénéficient d’un prêt de soutien. Mais la question de savoir quel serait aujourd’hui le bon système pour permettre à tous les candidats aux études de suivre la formation qu’ils désirent ne figurait pas au centre de cette recherche.
En Suisse, c’est surtout Nils Heuberger qui s’est penché sur le sujet. Depuis cette année, il est en charge du dossier à la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP). Avant, son poste n’existait pas. Sa
recherche a montré que la situation économique familiale continuait
d’influencer les chances d’effectuer des études secondaires. Ce qui a sans
doute des effets sur la suite de la formation. Il souligne aussi que la
question des bourses d’étude relève finalement d’une culture de la formation.
Une étude qu’il a réalisée pour l’Institut des hautes études en administration
publique (IDHEAP) a montré des différences importantes entre Suisse romande et
alémanique. Le système idéal de bourses d’études ne devrait donc être défini
qu’en fonction d’un plus large contexte de politique sociale et de formation.
Pour Lea Oberholzer, en
charge du dossier à l’UNES, une chose est claire: un système idéal serait
l’affaire de la Confédération. Et que pense-t-elle des demandes politiques
toujours plus insistantes pour qu’on accorde plutôt des prêts que des bourses?
«L’expérience prouve que la perspective d’être endetté pendant des années
pousse certaines personnes à renoncer à une formation plutôt que de contracter
un emprunt», dit-elle. Ce qui aurait pour conséquence de désavantager
précisément les moins favorisés. A ce propos, Nils Heuberger cite des relevés de
l’OFS qui montrent que les prêts disponibles ne sont pas tous sollicités.
L’impasse politique entre Confédération et cantons demeure donc, et une série
de questions restent ouvertes. A tous les niveaux, il y a nécessité d’agir: en
soi, ce serait une bonne base pour un grand projet de recherche.
Roland Fischer est journaliste scientifique libre.
(De "Horizons" no 103, Décembre 2014)