"Perdre quelques places dans un ranking n’est pas tragique"

Un Photo de Anronio Loprieno.

Antonio Loprieno quitte prématurément son poste de recteur de l’Université de Bâle pour revenir à la recherche et à l’enseignement. Il décrit Bologne comme une réforme mal comprise et juge le sponsoring privé indispensable. Propos recueillis par Roland Fischer

(De "Horizons" no 105, juin 2015)

Antonio Loprieno, lorsque vous considérez les quarante dernières années, diriez-vous que vous avez vécu une grande rupture dans le monde académique ou que tout est resté tel quel?

Je pense qu’il y a bel et bien eu une grande rupture, probablement plus décisive que les changements qui ont accompagné les révoltes étudiantes de 1968. Au tournant du millénaire, les valeurs de l’université ont été renégociées.

La réforme de Bologne n’était-elle pas censée régler avant tout des questions de mobilité et d’harmonisation, au lieu de tout chambouler?

Il y a ici un magnifique malentendu culturel. Dans les faits, Bologne visait deux objectifs: surmonter le fossé entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest, et rapprocher les études de l’économie. L’idée était de rendre les étudiants "fit for the market", c’était du moins ce que les réformateurs avaient en tête.

Et ces objectifs n’ont pas été atteints?

Il y a en tout cas une contradiction frappante. Car pour les atteindre, on a choisi la pire architecture de cursus d’études qu’on puisse imaginer. Le modèle anglo-saxon avec bachelor et master fonctionne en fait selon le schéma suivant: d’abord vient l’éducation, puis la formation.

Le bachelor n’est pas du tout conçu comme une voie rapide vers la pratique?

Fondamentalement non. Dans le modèle anglo-saxon, il servait à préparer l’élite à ses tâches sociétales à venir, le cas échéant dans le domaine scientifique. Il s’agissait de former des "good citizen".

Est-ce quelque chose que les Européens ont repris comme tel?

Sur la forme, oui. Mais ici, notre tradition est celle d’une éducation cumulative et non séquentielle. La référence magique, c’est Humboldt. Il s’agissait d’un modèle complètement différent où compétences professionnelles et préparation aux tâches sociétales étaient transmises simultanément. Or, qu’avons-nous fait avec Bologne? Nous avons simplement réparti les anciens contenus d’étude entre bachelor et master. Surtout en Suisse où, en termes de diplômes, le master reste de mise.

Bologne n’a donc rien changé?

Si, il s’est bien produit quelque chose. Une perturbation systémique qui a déclenché un discours positif. En conséquence de quoi, on a thématisé beaucoup de choses qui n’avaient pas forcément à voir avec la réforme de Bologne.

Par exemple?

Parallèlement à Bologne, l’espace européen des hautes écoles a connu une série d’évolutions structurelles qu’on peut résumer sous deux maître-mots: "autonomie" et "mondialisation". Les nouveaux défis et nouvelles adaptations qui en ont résulté ont été imputés à tort à la réforme de Bologne parce qu’ils se sont imposés en même temps.

A propos de mondialisation: en tant qu’égyptologue, vous avez fait longtemps de la recherche et enseigné aux Etats-Unis, pays considéré souvent comme un eldorado pour la science. Pourquoi êtes-vous revenu en Europe?

Il y a une certaine ironie. Si je voulais rentrer, c’était précisément parce que j’en avais assez de ce système rigide de bachelor/master. Or, j’avais à peine commencé à m’impliquer en Suisse dans la politique universitaire que la réforme est arrivée. Depuis, on m’identifie au concept bachelor/master.

La différence entre Europe et Etats-Unis est-elle encore importante aujourd’hui?

Elle l’est moins, sans aucun doute, mais pas à cause de Bologne. Il faut admettre que le système universitaire anglo-saxon est devenu hégémonique. Il sert de référence au monde entier.

Ce qui se remarque aussi dans le primat des rankings?

Vous savez, c’est pratiquement devenu un sport de s’opposer aux rankings. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont incapables de mesurer quoi que ce soit.

Oui, mais pas forcément la qualité d’une haute école ...

Pas forcément. En fait, les palmarès mesurent le degré d’adaptation d’une haute école au modèle anglo-saxon hégémonique.

N’est -il pas délicat de justifier cette attitude auprès des politiciens de la formation, par exemple?

Oui, la pression existe. Mais c’est le devoir d’une bonne direction d’université d’expliquer à l’environnement politique que perdre quelques places dans le classement, ce n’est pas tragique. Nous avons aussi une fonction éducative. Nous devons souligner que, dans une université, nous voulons également des branches telle la sociologie, même si elles ne nous rapportent pas forcément une place au sommet du palmarès, à l’instar de la physique ou des sciences de la vie.

Mais nous n’en sommes pas encore au point où une université déclarerait clairement son opposition aux rankings, n’est-ce pas? On pourrait aussi arguer que nous avons besoin de plus de pluralisme dans le paysage universitaire, et non pas encore davantage d’adaptation au modèle anglo-saxon.

C’est une pensée intéressante. La valeur la plus importante d’une haute école reste l’autonomie stratégique. De ce point de vue, chaque université est une république: plus la satisfaction y est importante, meilleure est la qualité. Et là, il faut faire un choix: veut-on jouer dans la Ligue des champions ou en Ligue nationale? Les deux sont valables, mais suivant le choix, l’aménagement sera différent.

Que rétorquez-vous, d’un point de vue personnel, à c eux qui affirment que le
pluralisme tend à disparaître?

En tant que citoyen, je le regrette; pour la société, c’est certainement une perte. Mais
est-ce regrettable pour la science? C’est une tout autre question.

Que voulez-vous dire?

Eh bien prenez la diversité linguistique face à une lingua franca scientifique. Bien
entendu, en Suisse, nous sommes fiers de notre diversité linguistique. Et cela constitue certainement un atout. Mais malheureusement, le langage de la science
contemporaine est différent.

Peter Schneider, auteur et psychanalyste alémanique, a récemment jeté
un pavé dans la mare en critiquant dans un quotidien une "désacadémisation
" croissante de l’université. Que dites-vous de ce constat?

Il décrit certainement un malaise. Mais il s’agit aussi probablement d’une glorification
d’un ancien modèle de l’université, laquelle, ma foi, est en transformation. En raison d’évolutions, comme la révolution numérique, dont elle n’est pas la seule à
être affectée. Je parlerais donc plutôt de "dédialectalisation": là où, par le passé, un
professeur transmettait la connaissance, il existe aujourd’hui une immédiateté numérique de l’accès au savoir. L’université doit s’y adapter. De toute façon, les frontières entre école, université et marché du travail sont devenues plus mouvantes.
C’est un défi.

Ce qui nous amène à un autre défi d’actualité: le financement. Il y a toujours plus de fonds privés. Est-ce un danger pour l’autonomie de l’université?

La réponse à cette question nécessite qu’on mentionne une autre transformation
contemporaine: celle de l’université de l’enseignement en université de la recherche.
En fait, Bologne ciblait l’enseignement, mais quinze ans plus tard, tout
le monde parle avant tout de recherche. Or, les coûts de cette dernière ont augmenté. Si l’on veut faire de la recherche de pointe, on n’a pas d’autre choix que de trouver de nouveaux modes de financement.

Et pour vous, ce n’est pas un problème?

Voyez-vous, nous sommes influencés par un préjugé culturel selon lequel le financement des pouvoirs publics serait plus légitime que celui des sponsors privés. Cette différence, je ne la vois pas vraiment, et je crois qu’il y a toujours là-dessous notre vieil Humboldt qu’on interprète de travers.

Il y a quand même eu ces dernières années quelques exemples troublants d’accords entre hautes écoles et entreprises qui offraient beaucoup d’influence à ces dernières. Et ces contrats n’avaient même pas été rendus publics ...

Certains détails étaient effectivement contestables. Mais je continue à plaider
pour que de tels contrats restent confidentiels. Pour une simple raison: sinon, la
privatisation de la recherche se poursuivra de plus belle. S’il devait y avoir moins de
collaborations entre hautes écoles et entreprises privées, on déléguerait encore plus
de recherche aux laboratoires de l’industrie privée.

Y aura-t-il donc à l’avenir, en Suisse, encore plus de chaires financées par des donateurs?

Je ne crois pas. Car sur le principe, les universités ne sont pas des partenaires faciles
pour l’économie privée. La tendance est plutôt à d’autres formes de collaboration:
des hubs où plusieurs partenaires développent des projets de recherche communs.

Vous rejoignez maintenant la faculté d’économie pour transmettre vos expériences dans le domaine de la gestion des hautes écoles. Vous changez un peu de bord?

Non, je reste un chercheur actif dans les sciences culturelles. Mais entre-temps, j’ai
développé un certain sens pour la quantification.

Vous pensez donc aussi que les sciences culturelles sont sur le point d’opérer un changement de paradigme?

Elles doivent se renouveler dans cette direction, absolument. Toutefois, je suis
convaincu que les chercheurs empiriques devraient aussi entreprendre des excursions dans les sciences humaines et dans leur culture herméneutique. Je continue de croire au pouvoir de la pensée qualitative.

Roland Fischer est un journaliste scientifique basé à Berne.