Les troisièmes sexes

Gènes et hormones contrôlent le développement des organes sexuels des embryons. Une orchestration complexe et fragile qui peut produire une multitude de variantes. Par Irene Dietschi

(De "Horizons" no 107, décembre 2015)Un défaut génétique héréditaire est à l’origine du drame de la vie de Calliope, le personnage principal du roman "Middlesex" (2002) de Jeffrey Eugenide. Cette fillette en apparence normale remarque sa différence à la puberté. Un spécialiste se prépare à résoudre chirurgicalement son "problème", mais peu avant l’intervention, Calliope découvre dans son dossier médical que son caryotype est 46,XY et comprend: "Je suis
un garçon."

"C’est un livre merveilleux, opine Anna Lauber-Biason, professeure d’endocrinologie
à l’Université de Fribourg. Au-delà de sa qualité littéraire, il offre une bonne introduction à l’intersexualité." La chercheuse s’y réfère d’ailleurs dans ses cours, même si le terme d’"intersexualité" en cas de sexe ambigu n’est plus correct aujourd’hui. La médecine parle de troubles et de différences du développement sexuel (ou DSD en anglais pour "disorders" et "differences sex development").

Que se passe-t-il au niveau biologique lorsque quelque chose ne se déroule pas
comme prévu dans le développement sexuel de l’être humain? Anna Lauber-Biason explique que celui-ci se fait en trois étapes principales, qui touchent en premier
les chromosomes, ensuite les gonades (glandes génitales) et pour finir les organes
reproducteurs. Il débute dès la conception de l’enfant, lorsque les 23 chromosomes
de l’ovule et les 23 présents dans le spermatozoïde fusionnent pour former un jeu
complet comprenant les deux chromosomes sexuels: 46,XX pour une femme,
46,XY pour un homme.

XX, XY, X et XXY

"Mais ce processus est sujet à défaillance, il peut se produire des erreurs de distribution ou de fusion", explique l’endocrinologue. Parmi les anomalies connues qui affectent les chromosomes sexuels figure le syndrome de Klinefelter, avec un chromosome X supplémentaire (caryotype 47,XXY).

Sa prévalence est de 1 sur 650 nouveau-nés mâles. Les individus concernés
sont stériles, ont de petits testicules, parfois des proportions morphologiques féminines, et produisent trop peu d’hormones sexuelles mâles. Egalement assez fréquent, le caryotype 45,X avec un seul chromosome X provoque souvent des avortements spontanés – 98% des foetus meurent in utero –et entraîne le syndrome de Turner chez les enfants nés vivants. Les filles restent très petites, n’ont pas d’ovaires fonctionnels et ne développent pas de seins sans administration d’hormones.

Une distribution normale des chromosomes en XX ou XY définit le sexe au niveau génétique. Au début, l’embryon reste cependant un hybride: les gonades qui se forment entre la troisième et la septième semaine de la grossesse sont identiques chez les mâles et chez les femelles. Elles commencent à se différencier à partir de la septième semaine de grossesse avec la formation des ovaires et des testicules, un développement contrôlé par toute une série de gènes différents (voir infographie). Le processus peut être perturbé par des mutations: "Nous connaissons les principaux gènes impliqués dans le développement des gonades, mais lorsqu’il y a des écarts, nous ne pouvons citer de cause génétique que dans environ 50% des cas», relève Anna Lauber-Biason.

Défaillance des hormones

Une cascade d’hormones assure le développement suivant. Dans le foetus mâle, le gène SRY joue un rôle indispensable. Situé sur le chromosome Y, il code pour la protéine TDF (facteur déterminant des testicules) et est considéré comme le déclencheur primaire pour qu’un individu mâle puisse se développer. Le gène SRY contrôle avec d’autres le développement des testicules. In utero, ces derniers sécrètent déjà d’importantes quantités de testostérone. C’est sous son influence que se forment les organes reproducteurs masculins internes (prostate, canal déférent et épididyme) et externes (pénis et scrotum).

Cette cascade est elle aussi sujette à défaillance. Une mutation au niveau du gène du récepteur des androgènes peut entraîner une absorption d’hormones masculines insuffisante, voire nulle. "Cette insensibilité aux androgènes fait que les organes génitaux mâles ne peuvent pas se former in utero, précise Anna Lauber-Biason. A la place, le bébé qui vient au monde a l’apparence d’une fille avec des organes génitaux féminins." Les individus touchés ne remarquent qu’à la puberté que quelque chose ne va pas, en raison de l’absencede règles.

Quand le contrôle des gènes échoue

Dans le cas du foetus femelle, différents gènes sont activés durant la grossesse pour contrôler le développement des organes génitaux internes et externes. Les recherches du groupe emmené par Anna Lauber-
Biason ont mis en évidence le rôle de l’un d’eux, le gène WNT4, pour le développement sexuel féminin et notamment celui d’ovaires fonctionnels. Un défaut fait que les ovaires des filles concernées produisent trop d’hormones mâles et pratiquement pas d’ovules.

Pour Anna Lauber-Biason, le gène WNT4 prouve aussi que la théorie du "female by default" – qui a postulé dans les années 1950 que l’organisme humain est féminin par défaut à moins qu’il ne présente de chromosome Y – repose sur une erreur: "Pour qu’un organisme féminin complet puisse se former, il faut deux chromosomes X. Il est nécessaire que le gène WNT4 exerce un contrôle génétique pour que les ovaires soient fonctionnels."

Le groupe de la chercheuse a récemment apporté une deuxième pièce au puzzle génétique du développement sexuel chez l’être humain en mettant en évidence l’importance du gène CBX2. Une mutation entraîne chez les foetus de génotype masculin une féminisation complète; par ailleurs, le gène semble impliqué tant dans le développement des testicules que dans celui des ovaires. La patiente chez laquelle Anna Lauber-Biason a identifié cette mutation avait ce qu’on pensait être des testicules dans la cavité abdominale. "Mais lorsqu’on a voulu les retirer dans le cadre d’une opération, il s’est avéré qu’il s’agissait de gonades semblables à des ovaires. On les a donc laissées à l’intérieur." Les anomalies des gènes CBX2 et WNT4 restent toutefois extrêmement rares.

Les médecins observent plus fréquemment ce qu’on appelle le syndrome adrénogénital, une maladie métabolique héréditaire. "Il s’agit de foetus femelles qui ont été exposés à d’importantes quantités d’androgènes produites dans les glandes corticosurrénales, détaille Anna Lauber-Biason. Ces filles viennent au monde avec des organes génitaux virilisés." Elles ont un utérus et des ovaires normaux, mais un clitoris qui ressemble parfois à un pénis. Il leur manque le vagin, et leurs grandes lèvres ressemblent à un scrotum. Les garçons sont aussi porteurs de la maladie, mais avec d’autres symptômes.

Et quel est le problème de Calliope dans "Middlesex"? Elle souffre d’une maladie métabolique héréditaire, une conséquence tardive de la relation incestueuse de ses grands-parents. Résultat: ses récepteurs aux androgènes ont été insuffisamment stimulés in utero. Pendant la puberté, elle se virilise de plus en plus. Calliope s’enfuit de chez elle et mène dès lors sa vie en homme. Dans la réalité, une bonne partie des individus concernés font de même. Cal, comme il se fait appeler par la suite, a plus de 40 ans lorsqu’il tombe amoureux d’une photographe et s’ouvre à elle. Elle l’accepte tel qu’il est.

Basée à Olten, Irène Dietschi est journaliste scientifique indépendante.

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