Silence sur ordonnance

La médecine a longtemps opéré les enfants nés avec des variantes du sexe biologique sans jamais les informer. La situation n’évolue que lentement. Par Antoinette Schwab

(De "Horizons" no 107, décembre 2015)

Des enfants qui viennent au monde avec un sexe ambigu, il y en a toujours eu. On les a appelés hermaphrodites, puis intersexes. Ce dernier terme est toutefois trompeur parce qu’il semble faire référence à la sexualité: "L’intersexualité concerne le corps et, suivant les cas, certaines maladies, mais pas l’orientation sexuelle", souligne Jürg
Streuli, médecin à Zurich et éthicien de la médecine. Depuis quelques années, on
utilise donc l’abréviation DSD pour "disorders" ou "differences of sex development"
(variantes ou troubles du développementsexuel).

Des interventions nuisibles

A partir des années 1950, on s’est couramment mis à assigner aussi vite que possible
un sexe à ces enfants et à procéder à une adaptation chirurgicale correspondante.
Cette pratique remonte à John Money, spécialiste américain des comportements
sexuels. Auparavant, des personnes avec un DSD étaient déjà opérées, mais c’est
lui qui a fourni les fondements théoriques pour que cela se fasse de manière systématique. John Money était convaincu qu’il était possible de tout modeler, pour autant que l’environnement se comporte en conséquence. Pour faciliter ce processus,
il fallait, disait-il, que l’apparence des organes génitaux corresponde au sexe attribué.
Et donc que les corrections génitales soient réalisées dès que possible après la
naissance. Dès lors, chaque enfant né avec un DSD était traité comme une urgence,
même s’il n’en était pas une au sens médical. Des opérations inutiles et cosmétiques
ont ainsi été conduites sur des enfants qui, si elles avaient été désirées, auraient aussi
pu être réalisées plus tard. Lorsqu’elles se livrent en interview ou dans leurs biographies, certaines personnes qui ont vécu ces interventions parlent de torture, de mutilation génitale, de maltraitance.

Le poids du silence

Pour elles, le silence imposé a été aussi terrible que les opérations. Les dossiers
médicaux portaient la mention "Ne pas communiquer le diagnostic au patient", là
aussi une idée de John Money. L’enfant, selon lui, ne devait pas avoir le moindre doute sur son sexe. Une situation paradoxale: d’un côté, il subissait des interventions
chirurgicales sur ses organes génitaux. Un raccourcissement ou une amputation
du clitoris – ou s’agissait-il d’un pénis? Un vagin reconstruit qu’il fallait sans cesse
distendre; autrefois, au moyen d’une barre de métal, remplacée par du plastique par la suite. Souvent aussi, on procédait à l’ablation des testicules et des ovaires au nom
d’un possible risque de cancer. De l’autre côté, médecins, étudiants et infirmiers
scrutaient l’entrejambe de ces enfants sans que ces derniers sachent pourquoi.

La plupart des personnes qui s’expriment aujourd’hui ont appris leur diagnostic
par hasard. Les histoires sur les forums Internet se ressemblent souvent: les douleurs, les médicaments qu’il fallait avaler sans qu’on sache pourquoi. La honte et
le sentiment d’avoir une maladie monstrueuse. Certains ont appris leur diagnostic
quand ce dernier a été étalé en public: les premiers tests de vérification du sexe dans
le monde du sport ont identifié des femmes athlètes avec des chromosomes masculins qui n’en savaient rien. Les instituts qui évaluaient ces tests étaient souvent ceux qui
avaient conseillé de dissimuler le diagnostic aux enfants avec un DSD.

Stopper les opérations

Comme ces personnes ont été maintenues dans l’ignorance durant des décennies,
la résistance aux pratiques chirurgicales d’assignation sexuelle est apparue
tardivement: au début des années 1990, des individus concernés ont commencé à
s’opposer au traitement standard. Cette résistance s’est renforcée lorsqu’on a appris,
en 1997, que l’un des cas d’école de John Money, auquel les médecins du monde entier continuaient de se référer, s’était avéré un échec: le garçon John, opéré pour devenir la fille Joan à l’âge de 2 ans, avait à nouveau changé de sexe à 14 ans et vivait sous le nom de David. Il s’est suicidé en 2004 à l’âge de 38 ans.

La Suissesse Daniela Truffer a elle aussi découvert son histoire à l’âge de 35 ans par
son dossier médical. Née en 1965 avec des chromosomes masculins et des organes
génitaux ambigus, elle avait été opérée en fille. Une mauvaise décision, avait noté plus tard un médecin dans son dossier. Pour elle, il est trop tard: «Mon état physique originel est irrémédiablement perdu, on m’a volé ma dignité», écrit-elle sur son blog. Constatant sur Internet que d’autres avaient vécu la même chose, elle a créé en 2007 l’organisation Zwischengeschlecht.org. Elle se bat pour que les opérations cessent et pour l’intégrité physique et psychique des enfants avec un DSD. Elle est convaincue qu’aujourd’hui encore, on opère toujours une grande partie d’entre eux, sans que ni eux ni leurs parents ne soient complètement informés.

Le groupe, qui conseille d’autres activistes à l’étranger, a déjà obtenu certaines
choses. L’Hôpital des enfants de Zurich, qui jouait un rôle pionnier dans les années 1950 en matière de traitement de DSD, a entamé en 2014 les démarches pour une recherche historique sur le traitement de personnes avec un DSD. C’est la première étude de ce genre au monde.

Reconnaître la souffrance

Le Conseil fédéral a chargé la Commission nationale d’éthique pour la médecine
humaine de se pencher sur le sujet. Elle a recommandé en 2012 que les décisions en
matière de traitements pour l’assignation du sexe soient différées jusqu’à ce que la
personne qui les subira soit capable de discernement. Les parents ne devraient donc
pas prendre de décision lourde de conséquences, même si, dans leur confusion ou
désespoir après la naissance, ils souhaitent souvent une solution rapide. "La société
doit reconnaître les souffrances que les pratiques antérieures ont infligées à des
personnes présentant un tableau clinique de DSD", stipule la première des 14 recommandations de la commission.

Aujourd’hui, les cliniques font preuve de plus de retenue. Certaines opérations qui
ne sont pas indispensables sont repoussées à plus tard. Enfants et parents sont mieux
informés, et à l’Hôpital des enfants de Zurich, par exemple, les décisions sont prises
par une équipe regroupant médecins, éthiciens et psychologues. En revanche, il
n’existe pas de vue d’ensemble pour savoir ce qui est opéré et où. Et les recommandations de la Commission nationale d’éthique n’ont pas valeur d’obligations. Le Conseil fédéral entend répondre à cette prise de position d’ici fin 2015.

L’ONU se penche aussi sur le sujet. En un an, trois de ses comités se sont exprimés
sur la situation en Suisse. Le Comité des droits de l’enfant s’est montré très préoccupé par les interventions chirurgicales, parlant de "pratiques préjudiciables". Le Comité des droits de l’homme demande des chiffres. Quant au Comité contre la torture, il constate qu’à ce jour il n’y a eu ni sanctions ni réparations et propose que toutes les mesures nécessaires soient prises pour garantir à l’avenir l’intégrité et l’autodétermination des personnes concernées.

Antoinette Schwab est journaliste scientifique libre à Berne.