"La société doit permettre de vivre la pluralité"

Notre désir de clarté en matière de sexe est conditionné historiquement, explique Andrea Maihofer, chercheuse en études genre. La norme commence enfin à s’assouplir. Par Susanne Wenger

(De "Horizons" no 107, décembre 2015)

L’une des premières questions posées après une naissance est: "Fille ou garçon?" Pourquoi?

Parce que notre société reste organisée selon le principe de la dualité sexuelle hétérosexuelle. A sa naissance, chaque individu doit être immédiatement identifié comme masculin ou féminin, même si ce n’est pas évident, comme chez certains enfants intersexes. Dès le début, les enfants sont traités de manière à ce qu’ils développent une identité sexuelle aussi claire que possible, identifiable par les autres. Lors d’une rencontre, ne pas pouvoir déterminer rapidement si notre vis-à-vis est un homme ou une femme provoque de l’irritation.

Comment l’expliquez-vous?

Cela repose sur des motifs culturels. La société bourgeoise a donné naissance à l’idée
d’une dualité sexuelle naturelle, hétérosexuelle, avec une structure hiérarchique
et des distinctions bien définies entre femmes et hommes. Mais il y a eu aussi des
sociétés avec une binarité moins marquée. Dans les couches sociales favorisées au XVe et au XVIe siècles, on ne faisait pas d’aussi grandes différences au niveau de l’habillement. Filles et garçons étaient vêtus de manière semblable et adoptaient des attitudes corporelles similaires. De nombreux tableaux dans les musées l’illustrent bien.

Le sexe est considéré comme une caractéristique naturelle. En tant que chercheuse en études genre, qu’en dites-vous?

Il n’y a pas si longtemps, on déniait aux femmes la capacité d’une formation académique. On les disait incapables par nature de penser de manière rationnelle, et
trop émotives pour être juge ou médecin. Entre-temps, ce sont souvent les femmes
qui ont les meilleurs diplômes et elles sont toujours plus nombreuses à devenir juges
et médecins. L’affirmation selon laquelle ce serait impossible par nature est donc réfutée. Néanmoins, on répète qu’il existe une différence naturelle entre les sexes. La recherche sur le genre s’efforce de montrer que cette façon de penser réapparaît sans
cesse et qu’elle marque aussi la socialisation les individus. Voyez la publicité pour
enfants qui interpelle très différemment filles et garçons. Cela contribue à imposer la
dualité sexuelle. C’est une affaire complexe.

Les commissions d’éthique recommandent de ne pas opérer les enfants au sexe ambigu; les mouvements transgenres se battent pour leurs droits; des artistes qui choisissent eux-mêmes leur identité sexuelle sont très présents dans les médias. Comment interprétez-vous cela?

Nous vivons une époque historique où toujours davantage d’individus ne sont
plus prêts à vivre la dualité sexuelle hétérosexuelle imposée. Elle ne correspond
pas à leur corps, à leur conception de la vie et de l’identité sexuelle. Nous assistons à
une pluralisation croissante des modes d’existence. Il y a des personnes transgenres
qui désirent vivre sans ambiguïté, mais pas dans le sexe où elles sont nées. D’autres personnes refusent l’univocité. D’autres encore veulent mettre en scène une masculinité ou une féminité très stéréotypée. Entre-temps, la palette est devenue
très variée.

La société est-elle prête à suivre cette  évolution?

Il est important que la société crée les conditions qui permettent aux gens de
vivre cette pluralité sans être discriminés. Aujourd’hui, on considère avec raison les opérations sur des enfants intersexes comme des violations des droits humains.
En Allemagne, on n’exige plus des personnes qui veulent changer de sexe sur le
plan administratif qu’elles se fassent opérer et prennent des hormones, mais qu’elles
présentent des expertises établissant clairement qu’il s’agit d’une nécessité pour
elles. Elles ne doivent rien modifier à leur physique. C’est un immense changement.