Les nouvelles puissances de la science

Les pays asiatiques développent rapidement leurs infrastructures de recherche. Principaux défis à relever: se libérer d’une recherche trop planifiée et en augmenter la qualité. Par Mohammed Yahia

(De "Horizons" no 108 mars 2016)​​​

En 2014, l'Inde réussissait à placer une sonde en orbite autour de Mars à son premier essai. Un an plus tard, le prix Nobel de médecine était attribué pour la première fois à une personnalité chinoise. Et l'Arabie saoudite inaugurait en 2009 l'université technique KAUST, dotée de 20 milliards de dollars. Autant de pays qui, il y a quelques décennies seulement, restaient dans l’ombre des grandes nations scientifiques.

L'Occident a dominé les sciences et la recherche depuis la Renaissance, mais ces deux dernières décennies ont été le témoin d’un changement spectaculaire. L’Orient, en particulier l’Asie, a fortement développé ses compétences technologiques et de recherche qui sont devenues l’un des moteurs de son succès économique. "En Chine, les cercles du pouvoir ont compris que les sciences mènent à l’innovation, considérée comme la meilleure recette pour élever le niveau de revenu de la population", note Pascal Marmier, directeur du consulat scientifique Swissnex China.

L’Inde et Singapour ont également mis en place des stratégies nationales ambitieuses pour se muer en économies du savoir. La cité-Etat vient d’annoncer une hausse de 18% de son budget pour la R&D en 2016 par rapport à la période 2011–2015. L’Arabie saoudite s’est lancée en 2008 dans un vaste programme pour se transformer en un leader des sciences en Asie d’ici à 2030 et ainsi diminuer sa dépendance économique au pétrole. Au cours des cinq dernières années, le pays a investi des milliards de dollars pour le développement d’universités et de centres de recherche de pointe.
Selon un rapport de Battelle, les dépenses publiques et privées pour la recherche et le développement atteignent 2,7% du PIB à Singapour et 2% en Chine, alors que le Qatar avait annoncé vouloir investir 2,8% dans la recherche. En comparaison, la Suisse y consacre 2,9%, les Etats-Unis 2,8%. "A Singapour, le fait que la National Research Foundation (NRF) est située dans les bureaux du Premier ministre montre à quel point la recherche est considérée comme un enjeu stratégique", souligne Peter Edwards, le directeur du Singapore–ETH Centre, un institut conjoint d’ETH Zurich et de la NRF.

Un plan quinquennal pour la science

Ce soutien contribue à développer les sciences, mais vient avec ses problèmes. Mettre en place des agendas nationaux et contrôler de près la recherche peut étouffer la créativité. Il y a trois ans, la Qatar Foundation a identifié les thèmes sur lesquels elle souhaitait se concentrer: santé, énergie, cybersécurité et approvisionnement en eau. Les chercheurs travaillant sur d’autres sujets ont alors exprimé leurs craintes de perdre leurs financements, et certains ont vu leurs propositions de recherche refusées, car elles ne correspondaient pas aux critères nationaux.

A Singapour, les opportunités de financement sont largement déterminées par les priorités économiques et stratégiques nationales, et laissent peu d’espace pour les recherches sans objectif clair. "Même les programmes qui visent à donner aux jeunes scientifiques prometteurs un haut degré de liberté sont attribués à des projets ayant une utilité identifiable, indique Peter Edwards. Pour devenir un acteur majeur de la science, il faut que le pays laisse davantage de place à la recherche libre inspirée par la curiosité."

En Chine, la recherche fondamentale est financée majoritairement par le gouvernement. Les priorités sont arrêtées dans les plans quinquennaux, tandis que le secteur privé travaille avec les universités sur des projets de recherche appliquée à court terme.

Changer d’attitude

"Le défi consiste à réconcilier un environnement de recherche ouvert avec la manière dont le gouvernement fonctionne, indique Pascal Marmier, de Swissnex China. Un nouveau modèle de gouvernance en matière de financement, d’éducation et de gestion des universités est nécessaire pour renforcer le statut de la Chine dans les sciences et les technologies." Peter Edwards, du Singapore–ETH Centre, considère que le problème réside plus dans l’attitude que dans les financements. "Sur la base de conversations avec des personnes haut placées dans les universités, je dirais que les perceptions changent. L’idée qu’une recherche fondamentale initiée par les chercheurs est nécessaire rencontre une adhésion croissante."

Pour un véritable changement, il faudrait que les décideurs soient persuadés de l’importance de la recherche fondamentale. En Arabie saoudite, les dirigeants
soulignent qu’ils y restent attachés malgré leur volonté affichée de se focaliser sur la
recherche industrielle. "Nous savons que nous devons beaucoup investir dans la recherche fondamentale, car il s’agit d’une composante importante de la création
d’une culture scientifique", indique Abdulaziz Al-Swailem, de la King Abdulaziz City
for Science and Technology (KACST).

Plus de liberté

La Chine a doublé ses dépenses pour la R&D entre 2009 et 2012, et pourrait dépasser les Etats-Unis d’ici à 2019, selon un rapport de l’OCDE de 2014. Mais tandis que le nombre de publications scientifiques a fortement augmenté en Chine, la qualité n’a pas suivi et reste en dessous de la moyenne mondiale (voir infographie "Le tigre se réveille", p. 14). «La nouveauté, c’est qu’il existe désormais des programmes qui examinent l’excellence et pas uniquement la quantité de la production», relève Pascal Marmier.

Le manque de liberté crée également un environnement susceptible de conduire
à la fraude ou au plagiat, des maux qui affectent la recherche chinoise. En 2015,
un éditorial du Lancet attribuait cette situation au système de promotion académique
du pays, qui s’appuie fortement sur le nombre de publications. Le problème existe aussi en Arabie saoudite.

Les campus des universités occidentales dans les économies émergentes souffrent
elles aussi du manque de liberté. La New York University Abu Dhabi a contribué à
la croissance du nombre de publications dans les Emirats arabes unis, mais la majeure partie des recherches en question ont en réalité été menées à New York. En mars 2015, l’Université a fait l’objet d’une surveillance intense lorsqu’un chercheur du campus new-yorkais s’est vu refuser l’entrée sur le territoire des Emirats parce qu’il menait des recherches sur les conditions de vie et de travail des travailleurs migrants dans le pays, un thème peu apprécié du gouvernement.

"Singapour est très différent de la Chine en termes de transparence et dans sa manière de régler les affaires de fraudes ou de plagiat", indique Artur Ekert, directeur du Centre for Quantum Technologies de Singapour. Il souligne aussi que le pays offre
davantage de libertés que ses voisins. "Je suis sûr que Singapour est confrontée à
des problèmes éthiques dans la recherche. Mais à ma connaissance, ils ne sont pas différents de ceux que rencontrent l’Europe ou les Etats-Unis."

Rapatrier les cerveaux

Pour être durable, le développement scientifique a besoin de chercheurs de qualité.
En Chine, le nombre d’étudiants de troisième cycle est passé de 280 000 en 2000
à 1,6 million en 2011. La majorité des étudiants étrangers aux Etats-Unis vient désormais de Chine (300 000 personnes), d’Inde, de Corée du Sud et d’Arabie saoudite. Un programme saoudien de bourses a permis à des centaines de milliers d’étudiants de partir dans des universités étrangères ces dernières années.

L’enjeu est désormais de fournir une infrastructure et des financements en mesure
de convaincre ces scientifiques de rentrer dans leur pays d’origine, ainsi que d’attirer
des chercheurs étrangers hautement qualifiés. En Chine, "un vaste programme
offre d’importants financements à ceux qui reviennent ou aux chercheurs étrangers", relève Pascal Marmier. Avec succès: la Chine et la Corée du Sud sont les nations qui attirent le plus grand nombre de chercheurs des Etats-Unis. Le "brain drain" se
transforme en "brain gain".

L’Arabie saoudite tente également d’attirer des chercheurs de renom en proposant
des fonds et des équipements de pointe. "Nous devons tirer parti de l’expérience des
instituts de recherche de premier plan", note Abdulaziz Al-Swailem, de KACST. Pour
sa part, Singapour attribue des bourses à des étudiants pour les envoyer dans les
meilleures universités étrangères, mais avec l’obligation de revenir travailler dans
le pays pour un certain nombre d’années, note Artur Ekert. Le programme "Create"
du NRF a mis sur pied un écosystème de recherche qui inclut des universités renommées telles que le MIT, l’Université de Cambridge, ETH Zurich ou encore l’Université technique de Munich.

Le défi consiste à convaincre un plus grand nombre de locaux de poursuivre une
carrière scientifique. "Il s’agit d’un vrai problème, souligne Peter Edwards. Bien que
Singapour produise d’excellents diplômés et leur offre de nombreuses opportunités
pour se lancer dans un PhD, il est très difficile de recruter des doctorants singapouriens." Les jeunes diplômés préfèrent accepter un emploi sûr et bien rémunéré plutôt que de continuer des études pendant plusieurs années.

En Arabie saoudite, KACST essaie de stimuler l’intérêt des citoyens en traduisant
des textes scientifiques en arabe. "Les jeunes constituent une large part de la
population du royaume et ils affichent de l’appétit pour la science. Nous apprenons
de nos erreurs pour développer le royaume de manière positive."

Journaliste scientifique basé au Caire, Mohammed Yahia est responsable éditorial de
Nature Middle East

Des partenariats avec la Suisse

Quatre pays d’Asie – Chine, Japon, Corée du Sud et Inde – font partie, pour la coopération scientifique, des 7 nations prioritaires du Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation. Le Fonds national suisse a approuvé en 2015 une nouvelle série de projets communs avec la Corée du Sud ainsi qu’avec le Brésil et la Russie, et vient de lancer un programme avec le National Natural
Science Foundation of China. "La Corée possède un grand potentiel, note Jean-Luc
Barras, responsable de la coopération internationale du FNS. Nous essayons d’aligner
les opportunités de soutien à la coopération bilatérale avec les besoins des chercheurs."