L'historienne des petites gens

Sabine Huebner se penche sur la vie quotidienne de la Rome antique, entre familles recomposées et recettes de cuisine. Par Pascale Hofmeier

(De "Horizons" no 109 juin 2016)​​​​​​

Tout remonte à une journée de printemps sur la Via Appia. Sabine Huebner avait 12 ans et se promenait avec ses parents sur l'ancienne voie romaine. "L'histoire du lieu m'a tellement impressionnée que j'ai voulu depuis ce jour étudier la Rome antique." Cet enthousiasme d'enfance a débouché sur des études de grec ancien, de latin et d'histoire ainsi que sur une carrière académique exemplaire. Aux études à Münster (Allemagne) et Rome succèdent un doctorat et un séjour de recherche de cinq ans aux Etats-Unis, notamment à l'Université de Californie à Berkeley et à l'Institute for Advanced Study à Princeton. Après son habilitation en histoire ancienne à l'Université libre de Berlin, elle décroche une bourse Heisenberg de la Deutsche Forschungsgemeinschaft pour mener des recherches à Paris et à Rome. "J'ai toujours été persuadée que j'allais rester dans le monde de la science, glisse la chercheuse. L'Université de Bâle est ma destination de rêve."

La jeune femme de 39 ans est assise, décontractée, dans son bureau bien rangé: un ordinateur, une table et deux étagères pleines de livres. L'une d'elles contient les grandes oeuvres des auteurs classiques. Le travail de Sabine Huebner ne porte toutefois pas sur Cicéron, Homère ou la destinée des empereurs, mais sur l'existence des gens ordinaires.

La longue liste de ses publications et son travail d'édition le montrent clairement: son coeur bat pour la vie quotidienne durant l'Antiquité. Nombre de ses travaux traitent de l'histoire sociale, économique et religieuse des "petites gens" et de la vie familiale. "Une part importante des enfants grandissait sans père", explique-t-elle. Les hommes se mariaient en effet plus tard que les femmes et mouraient souvent alors que les enfants n'étaient pas encore adultes. "A une époque où les taux de mortalité et de divorce étaient élevés, les familles recomposées ou monoparentales étaient quelque chose de tout à fait normal." L'historienne fait un parallèle avec la réalité d'aujourd'hui: "Lorsque nous parlons de famille, nous pensons souvent à un idéal des années 1950. Mais celui-ci n'a jamais existé à d'autres moments."

L'efficacité sans stress

La chercheuse et mère de bientôt trois enfants aborde d'elle-même sa propre situation familiale. "On me demande sans cesse comment je parviens à concilier carrière scientifique et famille. Cela m'irrite parfois: est-ce qu'on poserait la même question à un professeur et père?" Quand sa carrière l'oblige à déménager de pays en pays, la famille la suit. "J'ai toujours considéré la mobilité exigée des jeunes chercheurs comme une chance, jamais comme une charge." Elle trouve le temps pour son jogging quotidien, et cela ne la stresse pas de répondre à des courriels le week-end. "Je crois que je suis simplement efficace."

Une qualité que confirme son directeur de thèse Walter Ameling, historien de l'Antiquité aujourd'hui à l'Université de Cologne: "Contrairement à de nombreux autres boursiers, elle a respecté le délai de trois ans qui lui était donné pour son doctorat à Iéna." Un autre trait de caractère l'a frappé: son indépendance. "Elle voulait dès le départ rester dans le monde scientifique. Elle a choisi ses thèmes de recherche et s'est préoccupée du financement de façon autonome."

Paysans et artisans

Cette détermination pourrait être interprétée comme l'expression d'une efficacité typiquement germanique qui va droit au but. Mais un tel jugement ne colle pas du tout avec la personnalité de Sabine Huebner, ni avec la perception qu'en ont les autres. "Ce n'est pas quelqu'un qui joue des coudes, dit un collaborateur. Sa porte reste toujours ouverte et elle travaille en équipe."

Son projet actuel veut rendre publique la collection bâloise de papyrus, des sources importantes pour l'histoire sociale de l'Antiquité. "Ils nous donnent un aperçu du quotidien des gens ordinaires et forment, en raison de leur caractère direct et personnel, une catégorie de textes particulièrement fascinante", explique Sabine Huebner. Dans ces papyrus, des paysans, des artisans et des bergers, leurs femmes et enfants ainsi que d'autres groupes sociaux jamais évoqués dans la littérature de l'Antiquité "se parlent entre eux, et à nous". L'Université de Bâle avait acquis ces documents à la fin du XIXe siècle, à une époque où les instituts de recherche se livraient à une concurrence à l'échelle mondiale pour mettre la main sur les pièces les plus convoitées. La collection est ensuite tombée dans l'oubli pendant un siècle.

Une recette de poisson

Il n'existe qu'une vieille édition incomplète des quelque 65 textes. La plupart consiste en des contrats, des lettres et des quittances écrits en grec, latin, copte et hiératique. On y trouve aussi une transcription de l'Iliade d'Homère et une lettre personnelle du début du IIIe siècle dans laquelle deux frères nommés Arrian et Paul évoquent le quotidien et parlent, entre autres, de sauce pour poisson. Une sensation, car les deux hommes sont chrétiens: "Nous avons récemment montré qu'il s'agissait de la plus ancienne lettre privée chrétienne sur papyrus. Elle a été rédigée plus de cinquante ans avant les autres écrits comparables." Sabine Huebner espère ainsi en savoir plus sur la christianisation de l'Egypte et sur les processus de transformation sociale.

Le projet d'édition de la collection bâloise fera l'objet d'une exposition au printemps 2017. "Le dialogue entre la science et le public est important. De nouvelles découvertes sur l'Antiquité peuvent fasciner de larges couches de la population, aujourd'hui encore", note la chercheuse qui regrette que l'histoire ancienne disparaisse lentement des salles de classe. "L'histoire ne débute pas au Moyen Age. La philosophie grecque, la conception athénienne de la démocratie, le droit romain ou encore l'idéal de beauté antique continuent de marquer très fortement la culture européenne."

Pascale Hofmeier ist Wissenschaftsredaktorin des SNF.

De Münster à Bâle

Aînée des trois filles d'un couple d'enseignants,
Sabine Huebner, 39 ans, a grandi
dans la région de Münster, en Allemagne.
Elle vit aujourd'hui en Alsace avec son mari,
l'auteur français Stéphane Piatzszek, et leurs
deux enfants de 2 et 5 ans. La naissance
d'un troisième est attendue pour bientôt.
Elle a étudié le grec ancien, le latin et l'histoire
à Münster, Berlin et Rome. En 2005, elle
a obtenu son doctorat à l'Université de Iéna
(Allemagne) avec une thèse sur l'organisation
ecclésiastique à la fin de l'Antiquité,
puis son habilitation en 2010 à l'Université
libre de Berlin avec un travail sur la famille
dans l'Egypte romaine. Depuis 2014, elle est
professeure assistante à l'Université de Bâle
où elle dirige la section d'histoire ancienne.