Un saut quantique pour l'industrie

L'UE injecte un milliard d'euros dans un nouveau programme Flagship pour développer les technologies quantiques. Certaines sont mûres, d'autres devront franchir des obstacles importants. Les chercheurs suisses sont bien placés. Par Edwin Cartlidge

(De "Horizons" no 110 septembre 2016)​​​​​​

​Le concept d'informatique quantique peut être déroutant. Les ordinateurs classiques traitent des données représentées par des bits – des "0" et des "1". Mais une fois gouvernés par les lois étranges du monde microscopique, ceux-ci deviennent des "qubits" (pour "quantum bits") qui peuvent prendre en même temps la valeur "0" et "1" ou encore "s'intriquer", c'est-à-dire partager une forme de lien à distance. Ces propriétés font que les ordinateurs quantiques, en principe du moins, pourraient traiter simultanément toutes les valeurs possibles d'un ensemble de qubits et ainsi résoudre certains problèmes beaucoup plus rapidement que les calculateurs usuels.

La Suisse est bien positionnée sur la carte des technologies quantiques, qui regroupent les calculateurs, la communication et les appareils de mesure quantiques (elle figure avec l'Autriche en tête du dernier classement de Technopolis publié en 2011). Depuis cinq ans, le Pôle de recherche national (PRN) "QSIT – Science et technologie quantiques" a mis en réseau les compétences du pays.

Une startup montre l'exemple

Pour le directeur du programme, Klaus Ens-slin de l'ETH Zurich, la force de la Suisse réside dans l'ampleur des recherches: "A dix mètres de mon bureau, des chercheurs travaillent sur toute une palette de systèmes physiques, alors qu'ailleurs en Europe les centres sont plus spécialisés." Mais les institutions helvétiques sont moins bonnes à convertir les découvertes scientifiques en produits industriels, dit le chercheur – et il n'est pas le seul. Daniel Loss de l'Université de Bâle souligne que les Pays-Bas, le Danemark, le Japon ou encore l'Australie ont mis sur pied des fonds spécialement destinés à la réalisation d'un ordinateur quantique, un financement qui, en Suisse, "fait quelque peu défaut".

La spin-off de l'Université de Genève ID Quantique montre peut-être la voie à suivre. Elle commercialise des détecteurs de photons et des équipements de cryptographie qui permettent de crypter et décrypter des messages confidentiels au moyen d'une clé secrète constituée par les états quantiques d'une série de photons. Les lois de la mécanique quantique assurent que toute tentative d'espionnage modifie automatiquement la clé et peut être ainsi détectée, ce qui assure une sécurité en principe absolue. Fondée en 2001, la société vend sa technologie à des banques, des multinationales et des gouvernements.

Mais ce succès helvétique reste encore isolé. Alors que des firmes comme Google, Microsoft, IBM ou Toshiba développent des technologiques quantiques, aucune grande entreprise suisse ne fait de même, remarque Nicolas Gisin de l'Université de Genève, l'un des fondateurs d'ID Quantique. Il espère que les choses changeront grâce à un nouveau programme Flagship d'un milliard d'euros (l'un des deux premiers Flagship, en 2013, est allé au Human Brain Project de l'EPFL). Annoncé par l'UE en avril 2016, il vise à développer et commercialiser ces technologies. "Nous ne devons plus attendre, dit Nicolas Gisin. L'information quantique va révolutionner les communications et l'informatique ces deux prochaines décennies."

La taille compte

Depuis l'émergence du domaine il y a trois décennies, la recherche sur les ordinateurs quantiques est restée essentiellement académique. Les physiciens ont toutefois réalisé des progrès majeurs en correction d'erreurs, une technique indispensable pour compenser l'inévitable dégradation des délicats états quantiques due aux interférences extérieures. Des composants logiques sont sur le point de fonctionner de façon suffisamment fiable pour que les erreurs n'augmentent pas de façon démesurée avec le nombre d'éléments. Car les systèmes actuels ne comprennent guère plus d'une douzaine de qubits et devront faire place à des machines en contenant des millions.

Différents types de systèmes peuvent être utilisés en information quantique. En 1998, Daniel Loss proposait d'utiliser le spin d'un électron (une forme de rotation intrinsèque d'une particule) piégé dans une boîte quantique, une nanostructure façonnée dans un matériau semi-conducteur. Ces qubits conviennent bien pour des ordinateurs quantiques de grande taille, car ils sont petits et rapides, et pourraient bénéficier des techniques standard de fabrication des puces électroniques. A l'ETH Zurich, Andreas Wallraff travaille sur des qubits enregistrés dans des boucles de circuits supraconducteurs, les 0 et 1 correspondant aux deux sens possibles du courant.

D'autres stratégies sont imaginables. Un groupe dirigé par Jonathan Home, également à l'ETH Zurich, emprisonne des atomes à l'aide de champs électriques et façonne des états superposés grâce à des faisceaux laser. Cette technologie a permis la création du plus grand nombre de composants logiques fiables et de qubits intriqués. Selon le chercheur, le fait que les ions soient tous identiques devrait permettre d'augmenter la taille des calculateurs et d'utiliser des corrections d'erreurs basées sur la symétrie.

Cent millions de qubits

Quelle que soit la technologie qui l'emportera, la commercialisation représentera un énorme défi. L'une des utilisations les plus connues des calculateurs quantiques est la factorisation de grands nombres, ce qui leur permettrait de s'attaquer à la sécurité des communications sur Internet. Mais plus de 100 millions de qubits seraient nécessaires pour un dispositif capable de compromettre la sécurité du réseau actuel, selon les estimations de John Martinis de l'Université de Californie à Santa Barbara. Pour Andreas Wallraf, y arriver représente moins un défi fondamental que technique, comme gérer suffisamment de faisceaux laser ou pouvoir refroidir le dispositif: "Nous devrons faire appel à une approche qui est plus celle de l'ingénieur."

Les montants que l'industrie voudra investir détermineront la rapidité avec laquelle ces défis seront relevés, selon Daniel Loss: "C'est difficile lorsque vous êtes un petit groupe avec juste un ou deux postdocs engagés à titre temporaire. Il est bien entendu plus facile de faire des progrès si vous disposez d'une grande équipe permanente."
En comparaison, commercialiser la cryptographie quantique s'est avéré plus facile. La technologie est plus simple: elle ne requiert l'envoi et la détection que d'un seul photon, plutôt que l'intrication de multiples particules quantiques nécessaire pour un calculateur. Pour l'instant, elle est avant tout déployée afin de relier des centres informatiques à des systèmes de sauvegarde. Nicolas Gisin imagine à l'avenir des connexions quantiques entre les plus grandes villes de Suisse. Les usagers d'Internet pourraient alors choisir des protocoles classiques, bon marché mais relativement peu sûrs, ou des liaisons sécurisées par la cryptographie quantique.

L'ultime mesure

Les appareils de mesure quantiques sont également plus mûrs. Par exemple, ajouter un atome d'azote au coeur de la structure cristalline d'un diamant artificiel résulte en un détecteur de champ magnétique ultrasensible. L'équipe de Patrick Maletinsky de l'Université de Bâle place un tel dispositif à la pointe d'un microscope à force atomique (AFM) qui permet de détecter des champs magnétiques extrêmement faibles et de réaliser des imageries très précises de la surface des échantillons, à l'échelle du nanomètre.

Selon Patrick Maletinsky, la technique pourrait être employée pour cartographier de minuscules variations spatiales des champs magnétiques autour de films minces utilisés pour le stockage des données. Elle pourrait aussi être utilisée afin d'étudier les vortex dans les supraconducteurs, employés par exemple dans les appareils d'imagerie IRM. Dans les sciences de la vie, elle pourrait potentiellement servir à déterminer la structure de protéines individuelles, car les spins nucléaires créent de très petits champs magnétiques. Le groupe bâlois devrait lancer d'ici fin 2016 une société pour commercialiser ces dispositifs.

La recherche du Graal

En fait, même les ordinateurs quantiques ont fait leur entrée sur le marché. En 2007, l'entreprise canadienne D-Wave a présenté un "quantum annealer", un cousin de l'ordinateur quantique capable de résoudre des problèmes d'optimisation. Une technologie impressionnante: sa dernière version affiche 1000 qubits supraconducteurs. La firme a loué des appareils pour des millions de dollars à la NASA, Google et au géant de l'armement Lockheed Martin. Mais de nombreux experts doutent que ces dispositifs tirent vraiment parti d'effets quantiques. Matthias Troyer de l'ETH Zurich a notamment montré que, contrairement aux annonces de l'entreprise, ses machines ne fonctionnaient pas plus rapidement que les appareils standard, pour l'instant du moins.

Le premier véritable ordinateur quantique capable d'exécuter des opérations impossibles à réaliser sur des appareils classiques est attendu dans une dizaine d'années, prédit Andreas Wallraff. Cette machine pourrait contenir quelques centaines de qubits et être utilisée pour effectuer des simulations de petites molécules.

Pour Daniel Loss, le Graal de l'information quantique demeure la mise au point d'un ordinateur quantique "universel", capable d'effectuer des opérations sophistiquées. L'industrie étant maintenant intéressée, cet objectif pourrait enfin être atteint, dit le chercheur. Qui espère que des entreprises suisses et européennes rejoindront leurs homologues américains dans cette course..

Basé à Rome, Edwin Cartlidge écrit pour Science et Nature.