L'envol du populisme sur Internet

Depuis la dernière élection présidentielle américaine, les médias s'intéressent au populisme numérique. La recherche aussi. Par Martin Zimmermann

(De "Horizons" no 112 mars 2017)​​​​​​

​En Europe, 2017 sera une grande année électorale, notamment en France et en Allemagne. Mais tout sera un peu différent. Depuis la victoire de Donald Trump, le spectre du populisme numérique plane sur les démocraties occidentales. Une question alimente la controverse: existe-t-il un lien entre le succès des populistes et leurs campagnes dans les médias sociaux?

Dans ce débat, les chercheurs se montrent prudents. Thomas Häussler, de l'Institut des sciences de la communication et des médias de l'Université de Berne, met en garde: il ne faut pas tenir Facebook et consorts pour responsables des dernières surprises électorales. "Naturellement, les populistes – en Suisse principalement l'UDC – savent parfaitement se servir des réseaux sociaux, explique le spécialiste de la communication politique et de la mobilisation en ligne. Mais il s'agit à leurs yeux simplement d'un canal de communication supplémentaire."

Les médias classiques continuent d'influencer davantage la formation de l'opinion publique, poursuit Thomas Häussler. En Suisse, il est surtout question des journaux, dans d'autres pays, de la télévision. Si Facebook devait s'arrêter soudainement, le paysage politique ne changerait pas de manière fondamentale, et la polarisation actuelle ne disparaîtrait pas du jour au lendemain, explique le chercheur.

Le pouls du peuple

Les plateformes en ligne et le populisme forment bel et bien une combinaison idéale. "Les populistes recherchent un contact direct avec le peuple", note Sven Engesser de l'Université de Zurich. Dans le cadre du Pôle national de recherche Démocratie, il étudie le populisme et les médias de masse. "Facebook et Twitter leur permettent de prendre le pouls de la population et de luitransmettre des messages sans détour par les médias classiques."

Etonnamment, le rôle des réseaux sociaux dans la montée des mouvements populistes n'a été que peu étudié jusqu'ici, note Sven Engesser. Il n'existe pas de définition généralement reconnue du populisme, ce qui complique les recherches sur le sujet. Par ailleurs, les partis et mouvements qualifiés de populistes sont très hétérogènes.

Sven Engesser et ses collègues se sont penchés sur les messages diffusés sur Internet par ces mouvements en Suisse, en Autriche, en Italie et en Grande-Bretagne. Pour le chercheur, ils ont un point commun: ils se considèrent comme les "vrais" représentants d'un peuple idéalisé qui se trouve dans un conflit durable avec les élites. Les contenus numériques reflètent en grande partie ceux propagés hors d'Internet: les populistes de gauche s'en prennent aux dirigeants économiques, notamment des banques et des grandes entreprises, ceux de droite aux leaders politiques et aux migrants. C'est surtout la droite qui s'attaque aux médias traditionnels.

Perte de confiance

Pour Thomas Häussler, ce rejet des médias de masse constitue une caractéristique importante du populisme numérique. Il se montre particulièrement prononcé en Allemagne avec le débat sur la "Lügenpresse" ("presse à mensonges"). "Historiquement, la réputation des journalistes n'a jamais été très bonne. Mais ces dernières années, elle s'est encore détériorée."

En Europe, les médias traditionnels sont aujourd'hui critiqués de manière plus violente et fondamentale que jamais. Et les populistes utilisent cette perte de confiance. "Ils reprochent aux journalistes de faire partie des élites qui conspirent contre le peuple pour le manipuler", souligne Thomas Häussler. Cette accusation se situe à l'opposé des valeurs portées par la branche des médias, telles que l'indépendance et la responsabilité envers le grand public. Ce n'est pas un hasard si de nombreux partis populistes – notamment l'UDC en Suisse – exigent de réduire ou même de supprimer l'audiovisuel public, considéré comme l'organe des élites.

Cette attitude de méfiance conduit à une détérioration des standards journalistiques sur Internet. Certains médias douteux et ouverts aux théories du complot tels que la plateforme suisse alémanique "Alles Schall und Rauch" ("Tout cela n'est que du vent") reçoivent ainsi le même crédit que des journaux réputés. L'intuition et le fameux bon sens comptent plus que l'expertise et les faits. Il est ainsi facile de propager des informations erronées. Sven Engesser et Thomas Häussler soupçonnent que les "fake news", dont la forme et le style s'inspirent des médias traditionnels, découlent d'une stratégie politique consciente. Les personnes qui ne se sentent pas en sécurité cherchent à s'appuyer sur des leaders au fort charisme et une vision du monde simpliste. Exactement ce que proposent les populistes.

La vérité relative

A long terme, l'érosion des standards journalistiques risque d'avoir des répercussions négatives sur les processus politiques. Les médias, en tant que quatrième pouvoir, ne peuvent plus remplir leur fonction de critique et de contrôle: lorsque tout devient relatif, il est de plus en plus difficile de se former une opinion basée sur des faits et de débattre de questions politiques concrètes. "On en reste à une méta-discussion – savoir si les données présentées par les experts et les médias sont vraies ou non, note Thomas Häussler. Au final, cette manière de penser menace la démocratie."

La relativisation des faits est exacerbée par la tendance, sur Internet, à échanger avec des personnes de même opinion, décrite par les concepts de "chambres d'écho" et de "bubble filter". Le phénomène n'est pas nouveau si l'on pense à la presse partisane dominante en Suisse jusque dans les années 1960. "Mais à l'époque, pour savoir qu'il existait des avis divergents, il suffisait de faire un pas en arrière au kiosque pour que les journaux des autres partis apparaissent dans son champ de vision", indique Thomas Häussler.

Un tel recul n'est plus envisageable sur le Web. Des algorithmes basés sur l'activité des internautes leur proposent des contenus correspondant le mieux possible à leur vision du monde. Cette situation est encore accentuée par les entreprises de marketing spécialisées dans la publicité en ligne individualisée à l'extrême.

La course aux clics

Cependant, il n'existe jusqu'à présent aucune preuve empirique que ces phénomènes aient contribué aux victoires populistes dans les urnes. Thomas Häussler et Sven Engesser évoquent plutôt un effet de "spill over": dans leur lutte pour toucher le plus grand nombre et conserver leurs revenus publicitaires, les médias classiques relaient eux aussi les contenus des réseaux sociaux.

"Du drame, des émotions, des messages clairs: la recette que les populistes exploitent sur Facebook et Twitter attire également les lecteurs vers les articles des journaux en ligne", explique Sven Engesser. Même si une information ne résiste pas à l'épreuve des faits, il est difficile de la réfuter une fois diffusée. Le scientifique voit un paradoxe: les populistes génèrent des clics, ce qui pousse les médias de masse à diffuser leurs messages. Ils profitent ainsi les uns aux autres.

Le problème est surtout marqué dans les pays très polarisés politiquement où les médias proches du pouvoir ne remplissent pas leur rôle de modérateur. A cet égard, les LangEtats-Unis et leur audiovisuel public très faible constituent un bon exemple. Pour Thomas Häussler, les médias de masse ont tout bonnement failli lors de l'élection présidentielle américaine, en exploitant au maximum l'indignation du public. "Dans leur course aux clics et à la publicité, ils ont repris et propagé chaque tweet fantaisiste de Donald Trump. Ainsi, ils ont promu sa politique."

Martin Zimmermann est journaliste indépendant à Berne.

S. Engesser et al.: Populism and social media: How politicians spread a fragmented ideology. Information, Communication and Society (2016)