Le casse-tête d'une croissance durable

Le concept d'économie durable est à la mode, mais représente un vrai défi pour les scientifiques. Ils peinent à surmonter les divisions entre les différentes écoles de pensée. Par Marcel Hänggi

(De "Horizons" no 114 septembre 2017)​​​​​​

​Die La plupart des scientifiques et des politiciens sont sans doute d'accord avec l'idée que l'économie doit permettre aux hommes de bien vivre. Si on y inclut les générations futures, le concept d'économie durable devrait être une évidence. D'ailleurs, le sens premier du mot "économie" se rapporte à l'art de bien administrer une maison.

Mais la consommation croissante des ressources, le changement climatique et la disparition des espèces constituent autant de signes du manque de durabilité de l'économie telle que nous la connaissons. Pourquoi cette situation et comment la changer? Cette simple question soulève une multitude d'interrogations. Pour quelles raisons les acteurs économiques – depuis le ménage individuel jusqu'aux multinationales – agissent-ils comme ils le font? La société devrait-elle créer des incitations différentes, et serait-elle en mesure de le réaliser? Quelles régulations sont politiquement acceptables? Comment soutenir et financer des technologies respectueuses de l'environnement? L'économie parvient-elle à la fois à accroître la prospérité et à utiliser moins de ressources? Et est-il envisageable qu'elle apporte de la stabilité sans croissance? De quelle manière doit-on comprendre les notions de prospérité et de vie agréable? Ces questions préoccupent les économistes, mais aussi les spécialistes des sciences sociales, techniques et humaines.

Ces thèmes peinent à trouver leur place dans un fonctionnement académique structuré par discipline, souligne Gunter Stephan, professeur d'économie à l'Université de Berne et président du comité de direction du Programme national de recherche "Economie durable" (PNR 73). De son point de vue, la recherche devrait avant tout examiner comment les incitations pour toutes les activités économiques (production, consommation et distribution) peuvent être modifiées. Et de quelle façon former les professionnels dont une économie durable aura besoin.

Son collègue Lucas Bretschger de l'ETH Zurich, qui préside la European Association of Environmental and Resource Economists, identifie un autre point qui nécessite davantage de recherches: le lien entre économie et écologie à long terme, en tenant compte de la dynamique propre des deux domaines ainsi que de la problématique globale Nord-Sud.

Au-delà du climat

Bien entendu, chaque discipline développe son propre agenda de recherche. Joëlle Noailly étudie le rôle de l'innovation au Centre pour les études internationales en environnement au Graduate Institute à Genève. Selon elle, les nouvelles technologies "propres" ne se limitent pas à réduire la pression sur l'environnement, mais peuvent également créer des places de travail et faire éclore des connaissances qui profitent aux autres branches. Elles trouvent des applications dans de nombreux domaines, par exemple celui des semi-conducteurs et de l'informatique.

"Mais leur développement est trop lent", regrette la chercheuse. Les grandes entreprises énergétiques se montrent peu innovantes. La raison? Polluer ne coûte rien. Un aspect que le marché seul ne saurait changer, et qui demande une intervention du monde politique. Le manque de force d'innovation de certaines branches ne découle pas simplement des conditions cadres réglementaires: les mentalités jouent aussi un rôle. "Les effets des régulations doivent être mieux étudiés. De nombreuses recherches portent sur le sujet, mais il faut maintenant procéder à un réglage fin entre les différents instruments. En théorie, les taxes d'incitation constituent l'outil le plus efficace. En pratique d'autres mesures comme subventionner les technologies ‹propres› et interdire les ‹sales› fonctionnent cependant souvent mieux."

Helga Weisz, professeure à l'Institut de recherche sur les effets du changement climatique de Potsdam, souligne que les flux de ressources industrielles font l'objet d'une grande attention. "Mais les recherches se concentrent souvent sur l'énergie et les gaz à effet de serre. Les autres ressources et les déchets ne sont que rarement pris en compte. Et rares sont les connaissances sur les conditions cadres sociétales et culturelles qui déterminent ces flux."

L'écologie industrielle se focalise traditionnellement sur deux approches: l'efficience des ressources et l'économie circulaire. La première peut facilement être intégrée dans les modèles économiques, indique Helga Weisz. Elle plaît aux acteurs du monde politique, car elle promet de produire plus en utilisant moins. Toutefois, le danger est que les gains d'efficacité contribuent au final uniquement à maintenir plus longtemps un mauvais cap. Pour la chercheuse, l'économie circulaire, qui part de l'idée que chaque déchet représente une matière première pour quelque chose d'autre, représente une vision convaincante. Mais la manière dont elle peut s'insérer dans les modèles économiques reste une importante question encore en suspens. "Il existe d'innombrables exemples positifs de production circulaire, indique Helga Weisz. Cependant, comment parvenir à les porter à grande échelle? Une analyse systémique manque encore dans ce domaine."

L'humain comme automate

Helga Weisz et Joëlle Noailly évoquent les cultures et les mentalités, des questions typiques en sciences humaines. Néanmoins, ces dernières ne sont encore que trop rarement associées aux recherches économiques, regrette Christian Arnsperger, économiste et professeur en durabilité à l'Institut des géosciences et de l'environnement de l'Université de Lausanne. "L'économie s'inspire traditionnellement des sciences naturelles et assimile les théories économiques à des lois quasi naturelles. Afin de pouvoir modéliser les processus économiques, les acteurs sont en grande partie considérés comme des automates: on s'intéresse à ce que fait l'être humain, et non à ce qu'il pense ou ressent." Des concepts issus des sciences humaines, tels que la peur ou l'aliénation, sont totalement étrangers au courant économique dominant. Ils s'avèrent pourtant importants si l'on veut comprendre ce qui motive vraiment les gens et ce qui les retient à court terme d'adopter une autre conduite.

Cette réticence envers les sciences humaines pourrait-elle expliquer le manque de durabilité des systèmes en place? Christian Arnsperger hésite, avant de répondre avec prudence: "Oui. A travers ce qu'elles excluent, les sciences économiques contribuent passivement au fait que l'économie est ce qu'elle est aujourd'hui."

Un dialogue de sourds

Un facteur supplémentaire complique la recherche sur ces sujets, poursuit Christian Arnsperger: des cultures scientifiques variées influencent les différentes disciplines qui, elles-mêmes, connaissent des divergences importantes, surtout en économie. Les orientations et les méthodes des chercheurs dépendent de leur vision du monde et peuvent les mener des mêmes questions à des conclusions opposées. Le fait de préférer une subvention ou une taxe incitative, par exemple, tient en bonne partie à cette situation.

Dans les grandes lignes, les scientifiques issus du courant néoclassique dominant cherchent des moyens pour découpler la performance économique et l'environnement. Les écoles hétérodoxes, comme l'économie écologique, s'intéressent plutôt aux alternatives à la croissance à tout prix. Les deux points de vue ne peuvent que difficilement se rencontrer.

"Les représentants des deux courants mènent un dialogue de sourds", confirme Gunter Stephan. Mais d'autres ne sont pas d'accord, comme Lucas Bretschger, de l'ETH Zurich. "L'économie de l'environnement a intégré de nombreuses préoccupations de l'économie écologique. Nous n'avons jamais défendu l'idée que le bien-être ne dépend que du taux de croissance du PIB. Une telle approche ne figure plus que dans des manuels dépassés." Il dit cependant que de nombreux spécialistes ont justement lu ces derniers et plébiscitent la croissance également pour d'autres raisons. Il estime qu'il faut prendre ces voix au sérieux, car l'enjeu dans une démocratie consiste sans cesse à trouver des solutions capables de rallier une majorité. "Nous sommes toujours ouverts à la critique, mais naturellement, il est difficile pour des économistes de collaborer avec des personnes qui rejettent les instruments de base de l'économie", poursuit le chercheur.

C'est justement à ces instruments de base que s'attaquent les autres écoles des sciences économiques. Helga Weisz, ancienne membre du comité de la European Society for Ecological Economics, contredit fermement l'évaluation de Lucas Bretschger. Elle admet que l'approche néoclassique a intégré dans ses modèles certaines conclusions de l'économie écologique que l'on ne pouvait plus ignorer. Mais cela a toujours été réalisé à l'intérieur de l'esprit néoclassique. "Le paradigme en lui-même, qui consiste à tendre vers une maximisation de la prospérité, reste intact."

Croissance à tout prix ou pas? La question s'avère décisive en matière d'économie durable. Mais quelle que soit la réponse, mener des recherches reste crucial. "Certains veulent découpler l'utilisation des ressources des performances économiques, mais ne parviennent pas à dire comment cela doit fonctionner, note Helga Weisz. D'autres critiquent la croissance économique, mais sans pouvoir expliquer de quelle manière une baisse de la performance économique est susceptible d'éviter une aggravation de la fracture sociale. Des deux côtés, les questions centrales demeurent ouvertes."

Marcel Hänggi est un journaliste indépendant basé à Zurich.