La Banque mondiale boudée par ses clients

Le siège de la Banque mondiale à Washington, D.C. © Keystone/AP Photo/Alex Brandon

Il est révolu le temps où la Banque mondiale pouvait lier l’octroi de crédits aux pays en développement et émergents à certaines conditions politiques: nombre d’entre eux ont aujourd’hui plus facilement accès au marché des capitaux. Cette donne conditionne leur choix en matière de banque de développement. Par Oliver Klaffke

​"De nombreux pays émergents n’ont plus forcément besoin de la Banque mondiale, explique Chris Humphrey, de l’Institut de sciences politiques de l’Université de Zurich. Ils ne se laissent plus dicter leurs conditions sans discuter, car ils ont plus de pouvoir économique et financier." En matière de financement de projets gouvernementaux de développement, cette modification du rapport de force a affaibli le rôle de la Banque mondiale, fondée en 1945.

D’autres banques de développement pourraient en profiter, derrière lesquelles on ne retrouve plus forcément les pays occidentaux industrialisés, majoritaires aux deux tiers à la Banque mondiale. Entre-temps, des banques de développement soutenues conjointement par des pays émergents ont vu le jour. "Les pays débiteurs exercent une plus grande influence sur l’exploitation de ces instituts", relève Chris Humphrey.

Dans le passé, les économistes et les politologues se penchaient notamment sur les conditions d’octroi des crédits par la Banque mondiale. Le système financier international d’après-guerre a été fixé lors d’une conférence dans la station de ski de Bretton Woods, aux Etats-Unis, en 1944. En tant que banque de développement de référence, la Banque mondiale y jouait un rôle essentiel, couplant souvent ses crédits à des exigences politiques.

Sous la direction de Katharina Michaelowa, Chris Humphrey a examiné les banques de développement à l’aide desquelles les pays émergents financent leurs projets. La démarche de sa recherche tient compte de la performance économique et financière de nombreux Etats en développement, laquelle s’est beaucoup améliorée au cours de la dernière décennie. En 2010, la dette publique des pays émergents et en développement représentait en moyenne 40% de leur produit intérieur brut. Dans dix ans, ce taux devrait descendre à 30%. Il y a un quart de siècle environ, la part des réserves de change mondiales des pays non-membres de l’OCDE était de 30% seulement; en 2010, elle était passée à 65%. Les Etats d’Amérique latine, notamment, ne sont plus les pays pauvres d’il y a une décennie mais des économies prospères de type "middle income". Rien d’étonnant à ce que le rôle de prêteur de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international revête de moins en moins d’importance. Des pays comme le Mexique, l’Indonésie, la Turquie ou la Chine sont moins dépendants du financement de la Banque mondiale. Aujourd’hui, la Chine est même le bailleur de fonds d’autres Etats, des Etats-Unis, par exemple.

"Notre hypothèse est que les pays désireux d’emprunter examinent très attentivement les conditions auxquelles un prêt serait soumis en vertu de leur capacité financière", fait valoir Chris Humphrey. Pour ces Etats, la question des taux d’intérêt auxquels ils empruntent n’est pas la seule déterminante. Comme l’ont découvert Katharina Michaelowa et Chris Humphrey, le délai d’octroi du crédit joue un rôle de taille, de même que les éventuelles complications bureaucratiques ou certains aspects politiques.

Rapports de force

Résultat: les banques de développement qui cultivent une attitude différente vis-à-vis de leur clientèle ont le vent en poupe. Katharina Michaelowa et Chris Humphrey en ont comparé trois qui se différencient sur un point: la partie qui a le dernier mot. A la Banque mondiale, ce sont les pays industrialisés. Alors que dans le cas de la Development Bank of Latin America (CAF), ce sont les Etats qui ont besoin de crédits. A l’Inter-American Development Bank (IADB), le rapport de force entre Etats débiteurs et pays créanciers est équilibré.

L’enquête montre aussi que la plus grande différence entre les banques réside dans les difficultés dont elles assortissent l’octroi du crédit. Dans le cas de la Banque mondiale, cet octroi prend entre douze et seize mois. A l’IADB, entre sept et dix mois, et à la CAF, entre deux et six mois seulement. En cas de besoin urgent, le processus peut même être raccourci à six semaines. "Ces différences sont dues aux rapports de force qui règnent au sein des banques de développement", relève Chris Humphrey. Soutenue par des pays débiteurs, la CAF sait que les Etats ont besoin d’obtenir rapidement leur financement, et la cadence est accélérée en conséquence. La Banque mondiale et l’IADB, en revanche, posent une série de conditions – allant de l’écologie à l’impact social – ce qui n’est pas le cas de la CAF, où l’on part du principe que les Etats respectent leurs propres lois.

A la Banque mondiale, les demandes de crédit doivent passer par quatre "country missions" différentes et quatre organes. Les pays influents durcissent aussi sans cesse les conditions. "Un vice-président responsable de l’Amérique latine ne parle même pas l’espagnol", a ainsi relevé un interlocuteur interviewé dans le cadre de l’étude. Les différences culturelles ne facilitent pas la collaboration, lorsque le style latino-américain, basé sur les rapports personnels, se heurte au style nord-américain et européen, qui applique des règles strictes. A l’IADB, en revanche, presque 70% des employés viennent des pays bénéficiaires. "La proximité culturelle y est plus importante", a souligné un responsable chilien.

La CAF est complètement axée sur les exigences de ses clients. Les crédits de moins de 20 millions de dollars peuvent être autorisés par un vice-président, et ceux de moins de 75 millions de dollars par un vice-président exécutif. "Notre enquête confirme la justesse de notre hypothèse, argue Chris Humphrey. Une banque de développement où les pays débiteurs ont la majorité offre des conditions qui vont largement dans le sens de ces derniers." Les résultats du projet de recherche indiquent quel mode d’exploitation une banque de développement devrait adopter pour être acceptée par les pays débiteurs. Cette année, une nouvelle banque de développement a été créée par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Confirmant qu’en matière de financement du développement, l’importance des pays émergents va croissante.

Oliver Klaffke est journaliste économique et scientifique.
(De "Horizons" no 103, Décembre 2014)