Mission spéciale Ebola

La prémiere page du magazine horizons no. 104. © FNS

La Suisse joue un rôle important dans la réponse à la crise Ebola. En tant que siège de l’OMS et comme lieu de recherche. Plongée dans les coulisses d’un engagement médical de grande envergure, tardif mais d’autant plus décisif. Par Roland Fischer

​(De "Horizons" no 104, mars 2015)Lorsqu’on se penche avec Google Trends sur les volumes de recherche du mot-clé "Ebola" au cours de la dernière décennie, on observe à peine quelques bonds en 2005, en 2008 et en 2012, puis un pic marqué en août 2014 et un autre encore plus élevé en octobre de la même année. Avant d’être thématisée il y a six mois dans le monde entier, Ebola était, depuis sa première apparition en 1976, une maladie exotique très éloignée de nous.

Du point de vue médical, la retenue observée jusqu’ici avait de bonnes raisons. Blaise Genton, médecin spécialiste des maladies tropicales et responsable d’une étude en cours à Lausanne sur un vaccin, fait le calcul: en 2014, Ebola a coûté la vie à environ 7000 personnes, alors que, durant la même période, la malaria a fait cent fois plus de victimes. Les précédentes flambées avaient, de plus, toutes pu être rapidement contenues. "Ebola n’était pas une priorité, pas même en Afrique, affirme Marcel Tanner, directeur de l’Institut tropical et de santé publique suisse. Nous connaissions la maladie, mais nous savions aussi que chaque flambée restait très limitée." En raison de la faible densité de la population touchée et de sa mobilité limitée, mais aussi parce que les pays concernés étaient dotés, en comparaison, d’un bon système de santé – ce qui n’est pas le cas avec l’épidémie actuelle. De ce fait, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’a pas réalisé dès le début la gravité de la situation et a tardé à réagir. Elle s’efforce d’autant plus, aujourd’hui, de promouvoir le développement d’un vaccin. La Suisse est l’un des centres scientifiques concernés, avec les Etats-Unis et l’Angleterre. Des études de grande envergure sur les deux vaccins candidats sont en cours à Lausanne et à Genève.

Risques assumés sciemment

Mais pourquoi en Suisse? Claire-Anne Siegrist, responsable de l’essai clinique mené aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), estime que la proximité du siège de l’OMS et les contacts bien établis entre chercheurs et fonctionnaires de la santé ont joué un rôle important. Par ailleurs, beaucoup de personnes susceptibles de se rendre là où sévit la crise Ebola vivent en Suisse. Près d’un tiers des volontaires participant à l’étude genevoise pourraient donc déjà directement profiter du vaccin. Une raison de plus pour l’OMS d’effectuer "à ses portes" les recherches qui impliquent le plus de participants. Il est inhabituel de spéculer sur un bénéfice médical dans le cadre d’une étude de phase I, mais le temps presse, et cet essai est soumis à des règles un peu différentes. "Il ne faudrait pas aller trop vite, avertit la cheffe du Centre de vaccinologie des HUG. Nous acceptons sciemment de prendre des risques, et cela n’est justifié que dans ce cas particulier." Les risques, on s’efforce néanmoins de les réduire au minimum. C’est pourquoi, peu avant Noël, l’essai a été interrompu momentanément à cause de la survenue, deux semaines après la vaccination, de douleurs articulaires chez certains sujets.

Outre les risques possibles pour les participants, une telle procédure accélérée pèse lourd sur le fonctionnement normal de la recherche et de l’hôpital. "Cette charge exceptionnelle est limitée dans l’espace et le temps, et c’est bien ainsi", relève Claire-Anne Siegrist. Il a ainsi d’abord fallu se concerter avec l’Unitéd’investigation clinique des HUG afin de voir si celle-ci pouvait aménager à court terme de la place pour une étude d’envergure. L’essai sur le vaccin mobilise actuellement les trois quarts de ses capacités. Il a fallu repousser d’autres projets de plusieurs mois. Claire-Anne Siegrist voulait donc être certaine que "personne ne décéderait à cause de ce surcroît de charge". Elle se dit impressionnée par la qualité de la coopération entre toutes les instances impliquées. "Ebola" s’est révélée être un mot magique. Les juristes ont confirmé les contrats en vingt-quatre heures, les responsables de Swissmedic ont réagi de manière rapide et compétente. "Venant de moi, cela signifie vraiment quelque chose. J’ai assez souvent critiqué Swissmedic", précise-t-elle. Le recrutement des volontaires a aussi été beaucoup plus facile que d’habitude.

Claire-Anne Siegrist et Blaise Genton soulignent que les investissements consentis pour Ebola sur place en Afrique, mais aussi dans la recherche se justifient également parce qu’ils promettent l’émergence de connaissances qui vont au-delà de cette maladie. Les vaccins visant à prévenir la fièvre hémorragique formaient jusqu’ici un champ de recherche secondaire, pratiquement sans incitations financières. Ce qui motivait les chercheurs, c’était la peur de voir ces agents pathogènes utilisés comme armes biologiques. Blaise Genton espère que l’on pourra tirer les leçons du cas Ebola afin d’améliorer la réaction face à des urgences de ce genre. Mais il ne veut pas se laisser détourner d’autres priorités. "Je ne vais certainement pas cesser de travailler sur la malaria", insiste-t-il. Quant à la professeure genevoise, elle est certaine que le bénéfice des études actuelles ira bien au-delà, car la technique vaccinale utilisée permet de nombreuses autres applications. Elle estime aussi qu’il y a encore beaucoup à apprendre pour qu’un système de santé fonctionne de façon optimale lors de crises de ce type.

Partenariat étroit avec l’industrie

Alors que Claire-Anne Siegrist travaille sur un vaccin développé par la recherche publique du Canada, Blaise Genton teste un produit de l’entreprise pharmaceutique GlaxoSmithKline (GSK). A ses yeux, il n’y a pas de grosse différence entre ces deux essais, car il a d’emblée posé ses conditions et exigé de pouvoir mener son travail comme il l’entendait. Il se dit heureux d’avoir la possibilité de collaborer étroitement avec l’industrie. Il a en effet aussi vécu des moments frustrants avec un produit qui semblait très prometteur en laboratoire, mais qui n’a jamais été élaboré en quantités nécessaires ni atteint les malades. Selon Marcel Tanner, un partenariat étroit entre acteurs publics et privés est indispensable si l’on veut être en mesure de faire face rapidement en cas de crise. "Il y a dix ou quinze ans, cela ne se serait pas passé ainsi. On a trouvé entre-temps des moyens pour réagir ensemble à des événements de ce genre, dans l’intérêt de la collectivité", dit-il. Comme la paix, la sécurité ou la protection du climat, le contrôle des maladies transmissibles fait désormais partie des "Global Public Goods", définis par le Programme des Nations Unies pour le développement. "Un vaccin visant la prévention de cette maladie serait très important, note Marcel Tanner. Surtout si Ebola devait connaître une nouvelle flambée. Mais même en ce qui concerne la crise actuelle, un vaccin pourrait être très utile, à condition d’être immédiatement utilisable dans la zone où sévit l’épidémie, moyennant une procédure accélérée, sans compromis scientifiques ou éthiques."

Roland Fischer est journaliste scientifique indépendant.

L’épidémie d’Ebola

L’épidémie d’Ebola commence en février 2014, dans le sud-est de la Guinée. Elle atteint rapidement la Sierra Leone et le Liberia, puis le Nigeria, début août. Le 8 août, l’OMS décrète l’urgence sanitaire internationale et présente, à la fin de ce même mois, une feuille de route pour stopper l’épidémie au cours des six à neuf prochains mois. Son coût: 500 millions de dollars. A la fin de l’année, le nombre de nouvelles infections augmente toujours en Sierra Leone, mais pas au Liberia ni au Mali. Un vaccin développé par l’entreprise de biotechnologie Okairos (rachetée en 2013 par le groupe pharmaceutique GlaxoSmithKline) est testé depuis septembre par plusieurs groupes de recherche, et à partir de novembre au CHUV à Lausanne également. Depuis décembre, les HUG testent, dans le cadre d’une grande étude, la tolérance d’un deuxième vaccin mis au point par le Canadian National Microbiology Laboratory, une institution publique. Peu avant Noël, l’essai est interrompu du fait de la survenue chez des sujets d’effets secondaires inattendus mais bénins. Il redémarre au début du mois de janvier.