La fin du monde et ses vertus

Films catastrophe et livres de science-fiction font plus que nous divertir: ils influencent nos valeurs. Par Susanne Leuenberger

(De "Horizons" no 108 mars 2016)​​​​​​

La vue aérienne explore la beauté sublime et terrifiante d'un univers de glace qui semble s'étirer à l'infini: l'étendue antarctique remplit l'écran. Des silhouettes humaines apparaissent dans le champ, des scientifiques qui prélèvent des carottes de glace. Le paléoclimatologue Jack Hall est parmi eux. Tout à coup, une plaque se détache, ouvrant une crevasse entre les chercheurs et les échantillons. Jack Hall saute par-dessus l'abîme pour sauver ces prélèvements. Il risque sa vie pour sa recherche, mais aussi pour la survie de l'humanité.

Jack Hall est le héros du film catastrophe à 125 millions de dollars "Le jour d'après", sorti en 2004. C'est l'un des rares blockbusters à avoir placé le réchauffement climatique au coeur de son propos. Son scénario dramatique d'un monde enseveli sous la glace à cause du réchauffement climatique et son succès commercial ont eu un effet au-delà des salles: la hype autour du film ont incité de véritables scientifiques à commenter publiquement le film (ils ont jugé invraisemblable et purement fictive l'éventualité d'une ère glaciaire déclenchée par le réchauffement climatique).

Des études comme celle du Yale Project on Climate Change Communication indiquent que ces images d'un monde ravagé et tout à coup pétrifié par la glace ont eu un impact: après avoir vu le film, les spectateurs se disaient bien plus soucieux du climat qu'avant.

La fiction sensibilise à la réalité

L'anthropologue culturelle Alexa Weik von Mossner a visionné ce film d'action de nombreuses fois, même si elle "ne trouve pas l'histoire particulièrement réussie" et déplore "les nombreux clichés". A l'Institut d'études anglaises et américaines de l'Université de Klagenfurt (Autriche), elle étudie la manière dont le cinéma, la littérature et les documentaires traduisent le réchauffement climatique et ses conséquences possibles en récits catastrophe et fictions post-apocalyptiques. Sa conclusion: "Des oeuvres de fiction comme ‘Le jour d'après' peuvent contribuer à sensibiliser le grand public aux risques du changement climatique."

Dans une nouvelle monographie à paraître, Alexa Weik von Mossner analyse notamment le roman "The Road" de Cormac McCarthy. Le livre, qui a reçu le prix Pulitzer en 2007, raconte l'histoire d'un père et de son fils qui tentent d'atteindre la côte dans une Amérique post-apocalyptique. La Terre est pratiquement dépeuplée et la température proche de zéro depuis qu'un cataclysme inconnu a obscurci le ciel. Alexa Weik von Mossner examine la manière dont le texte et son adaptation cinématographique ultérieure traduisent la vie dans un monde dévasté en termes narratifs et cinématographiques, et la rendent perceptible au niveau sensoriel. Pour son travail, la chercheuse recourt au concept d'"embodied cognition", selon lequel la cognition est liée à nos émotions et à nos expériences physiques.

Littérature et neurologie

Alexa Weik von Mossner complète son analyse avec des connaissances issues du volet neurologique des sciences affectives. Différentes expériences indiquent que les actions et les récits que le spectateur découvre au cinéma stimulent les mêmes régions du cerveau que le vécu réel: "Là, le cerveau ne fait apparemment pas de distinction entre fiction et réalité", note la chercheuse. Il est donc possible d'utiliser la fiction pour renforcer la conscience du risque et sensibiliser aux scénarios d'avenir.

Cette approche interdisciplinaire de la fiction est assez nouvelle, mais pourrait faire école. L'analyse littéraire et cinématographique a longtemps porté l'empreinte de la psychanalyse et de la critique sociale. Cependant, depuis quelques années, elle se rapproche des neurosciences et s'interroge sur les dimensions cognitives et affectives de la fiction.

Intégrer des résultats issus de la neurologie à l'analyse cinématographique n'est pas simple, car des traditions de recherche différentes doivent être incorporées. Alexa Weik von Mossner en est consciente. Il existe selon elle un besoin de traduction entre sciences culturelles et recherche cognitives: "L'analyse de toute une séquence de film doit être ramenée à des facteurs mesurables." Néanmoins, prendre en compte des résultats issus de la neurologie permet de démontrer l'influence de la fiction sur la "vraie vie" et de compléter ainsi une analyse cinématographique ou littéraire qui se concentre sur le contenu.

Plus qu'un divertissement

Ce point de vue est partagé par Robert Blanchet, chercheur au séminaire de cinéma à l'Université de Zurich, qui consacre ses travaux à l'impact affectif des films. Dans le cadre du projet "The Medium of Love", il étudie l'empathie que ressent le spectateur pour les personnages: "Je considère l'empathie comme une condition nécessaire pour développer de la sympathie ou de l'antipathie envers un personnage réel ou fictif", précise-t-il. Robert Blanchet étudie entre autres les mécanismes à l'oeuvre lorsque des fans suivent les héros d'une série comme "The Sopranos", "The Wire" ou "Mad Men" sur une longue période. Sa recherche se base sur des éléments issus des neurosciences et de la socio-psychologie, alors que ses prémisses théoriques trouvent leurs fondements dans la philosophie de l'esprit.

"Il est évidemment impossible d'étayer de manière empirique toutes les questions qui se posent en sciences humaines, note Robert Blanchet. Ce n'est pas nécessaire non plus." Mais à ses yeux, il est souvent utile de vérifier s'il existe des études empiriques qui appuient ou contredisent les conclusions d'une recherche en sciences humaines. Comme Alexa Weik von Mossner, Robert Blanchet part du principe qu'au niveau affectif, les spectateurs traitent de manière analogue leurs expériences réelles et ce que leur fait ressentir la fiction.

Matthias Hofer étudie à la Michigan State University la façon dont les valeurs et les normes véhiculées par les médias influencent le comportement social comme le soutien à autrui. Ses résultats intermédiaires indiquent qu'après avoir lu des articles de journaux évoquant les victimes de catastrophes naturelles ou des enfants qui meurent de faim, les gens sont plus enclins à aider autrui que ceux qui lisent des récits de vacances. Ces travaux s'ajoutent aux nombreuses études qui indiquent que le fait d'être exposé à des scénarios catastrophe, dans la réalité ou dans la fiction, représente finalement plus qu'un simple divertissement.

Susanne Leuenberger est journaliste à Berne.