Une science des crises à inventer

Dix ans après l'éclatement de la bulle immobilière, les disciplines économiques peinent encore à se réformer, affirme Marc Chesney. L'enseignement intègre désormais les aspects psychologiques et sociologiques, répond Thomas Bieger. Double interview menée par Philipp Hufschmid

(De "Horizons" no 114 septembre 2017)​​​​​​

Une crise peut ravager des pays entiers. La gestion de l'économie et de la finance se fait-elle sur des bases scientifiques? Pour Marc Chesney, professeur de finance à l'Université de Zurich, les sciences économiques n'ont toujours pas intégré les aspects éthiques et la question des ressources naturelles. Faux, rétorque le recteur de l'Université de Saint Gall, Thomas Bieger: "Je suis convaincu que nous avons tiré les leçons nécessaires."

En 2008, la reine d'Angleterre demande "Pourquoi personne n'a-t-il vu venir la crise?" lors d'une visite à la London School of Economics. Les sciences économiques auraient-elles dû la prévoir?

Marc Chesney: C'est comme rouler en voiture toujours plus vite malgré un brouillard toujours plus dense. Cela finira certainement par un accident, mais nous ne savons pas à quel moment précis. Nous, les économistes, aurions cependant dû avertir des risques systémiques avant que la crise financière se produise. A quelques exceptions près, nous ne l'avons pas fait.

Thomas Bieger: Des crises économiques ou financières plus ou moins régulières ponctuent le développement économique. Un exemple célèbre est la crise de la tulipe aux Pays-Bas dans les années 1630. Le mécanisme est toujours le même: on investit dans quelque chose – des fleurs ou l'immobilier comme aux Etats-Unis jusqu'en 2007. Plus les prix montent, plus les gens se lancent dans des investissements spéculatifs avec de l'argent emprunté dans l'espoir de réaliser des profits élevés. Jusqu'à ce que la bulle explose. Chacun espère évidemment qu'il pourra vendre à temps. C'est un phénomène tellement humain: on veut s'enrichir le plus vite possible et avec un minimum d'efforts.
La crise financière de 2007 ne sera donc certainement pas la dernière. Mais elle a pris cette dimension parce que les nouveaux produits financiers dérivés ont facilité l'accumulation peu visible de risques importants qui n'entraient pas dans les bilans.

Marc Chesney: Les crises financières n'obéissent pas à des lois de la nature. Si l'on doit toujours compter avec un tremblement de terre dans une région sismique, il est au contraire possible, dans le monde financier, de prendre des mesures préventives. La crise financière a notamment été la conséquence d'un trop grand endettement et d'une finance casino devenue incontrôlable après l'abrogation de la loi Glass-Steagall par le président Clinton en 1999. Cette loi imposait la séparation des activités commerciales et d'investissement des banques. Elle avait permis de réduire le nombre des crises bancaires entre 1933 et 1999. Les politiciens et les économistes disposent donc bien d'une certaine marge de manoeuvre pour prévenir ces crises.

Thomas Bieger: Il y a eu moins de crises bancaires, c'est vrai. On a en revanche connu des crises pétrolières et immobilières parce qu'on a "parié" sur d'autres objets. A mes yeux, les économistes ont pour tâche de fournir des instruments pour la reconnaissance précoce des crises et leur gestion. De plus, nous devrions élaborer un savoir pratique qui permette aux politiciens, aux managers et à la population de comprendre et d'évaluer les faits. Il y a bien eu des économistes qui ont mis en garde contre une crise financière, mais sans avoir vraiment été entendus par le public.
Les sciences économiques appartiennent après tout aux sciences sociales, dont la thèse dominante est le constructivisme: le comportement humain n'est pas déterminé par la réalité objective mais par sa perception. Les avis divergents ne seront pas pris en considération si l'impression dominante est que les lois générales de l'économie peuvent être ignorées – comme la croyance, largement partagée, que les prix de l'immobilier peuvent continuer de monter indéfiniment dans une situation d'endettement croissant.

Quelles leçons les sciences économiques doivent-elles tirer de la crise financière?

Marc Chesney: Il faut saisir qu'elle n'était pas purement technique, mais aussi une crise des valeurs. Je montre systématiquement à mes étudiants des courriels de traders ayant fait des opérations douteuses, comme Jérôme Kerviel à la Société Générale, et qui ont parfois fini en prison. Ils se comparent à Frankenstein ou à une prostituée, ou se disent drogués à l'argent. Notre responsabilité d'économiste est de traiter dans notre enseignement non seulement de prix, mais également de valeurs.

La formation en économie néglige-t-elle la question des valeurs?

Thomas Bieger: En réaction directe à la crise économique, l'Université de Saint-Gall et d'autres universités spécialisées en économie de par le monde se sont demandé comment améliorer l'enseignement et la recherche, par exemple dans le cadre de la Global Alliance in Management Education (un réseau d'universités, entreprises et ONG, ndlr). Des mesures sont nécessaires à trois niveaux.

Sur le plan technique, il convient de chercher les causes de la défaillance systémique et élaborer des régulations adéquates pour les instruments financiers, ce qui exige une meilleure compréhension des interactions entre les différents marchés financiers. La HSG a créé dans ce but une School of Finance en 2011. Le deuxième niveau concerne l'interdisciplinarité: il nous faut comprendre les chaînes de cause à effet qui vont des comportements humains jusqu'aux marchés. Cela nécessite une approche intégrative qui dépasse les frontières de l'économie. Nous la favorisons à Saint-Gall avec une formation dite contextuelle: un quart de l'enseignement est consacré à des branches des sciences humaines et sociales telles que la sociologie et l'histoire.

Le troisième niveau traite donc des valeurs?

Thomas Bieger: Nous accordons effectivement une attention particulière au comportement individuel et aux questions liées à la responsabilité. Presque chaque programme d'études intègre des éléments qui confrontent les étudiants avec les questions de la durabilité et de la responsabilité. L'objectif est qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes à travers des situations de dilemme et qu'ils réfléchissent à leur propre comportement.

Comment y parvenez-vous?

Thomas Bieger: Une salle de trading permet par exemple de simuler des cas de figure sur le marché. Nous discutons toujours davantage avec les étudiants les études de cas et examinons pourquoi ils ont pris telle décision dans une situation particulière et quelles seraient les conséquences si tous les acteurs du marché faisaient de même. Nous avons intégré ce que nous avons pu apprendre de la dernière crise.

D'autres mesures sont-elles nécessaires?

Marc Chesney: La publication dans les revues économiques de pointe joue un rôle décisif pour une carrière académique. Dans le domaine financier, elles sont très fortement influencées par l'Ecole de Chicago et son hypothèse d'efficience des marchés. Les chercheurs qui critiquent cette théorie ont nettement moins de chances d'y voir leurs articles publiés. Les jeunes économistes choisissent ainsi plutôt des thèmes susceptibles d'être acceptés afin de progresser dans leur carrière. Un thème aussi important que la durabilité ne trouve pas sa place dans les revues de pointe de science financière. Il serait nécessaire d'avoir de nouveaux journaux de haut niveau qui soient ouverts à des thèmes plus variés

La contrainte à publier dans les revues de pointe affaiblit-elle la liberté de la recherche?

Thomas Bieger: Certaines communautés scientifiques accordent aujourd'hui une très grande importance aux publications dans ces magazines réputés, et des disciplines se voient fortement influencées par les éditeurs ou des réseaux particuliers. Les jeunes chercheurs n'ont pas d'autre choix que d'y publier s'ils veulent attirer l'attention au niveau international. Mon conseil: il convient de le faire, mais sans renoncer au reste.

Faut-il réexaminer certaines théories en vigueur dans les sciences économiques?

Marc Chesney: Oui, de nombreux modèles n'ont malheureusement pas beaucoup de rapports avec la réalité. Il est par exemple difficile à l'heure actuelle de justifier
l'hypothèse de l'existence d'investissements sans risques dégageant toujours un rendement positif. Les obligations d'Etat ne présentent-elles vraiment aucun risque? En Suisse, leur rendement est souvent négatif. Cela s'est aussi produit par moments en Allemagne et au Japon. On devrait réexaminer très précisément la validité et la pertinence de nos théories et de nos modèles. Et il faudrait s'interroger sur la nécessité de développer de nouveaux concepts. Cela n'a pas été fait. Si vous comparez les programmes de cours actuels à ceux de 2006, vous constaterez que bien peu de choses ont changé.

Thomas Bieger: Voici un autre exemple. On a toujours supposé que la baisse des taux d'intérêt encourage les dépenses et soutient la consommation. En réalité, plusieurs pays où les taux sont négatifs voient le niveau d'épargne augmenter. Selon une hypothèse prenant en compte les comportements humains, les gens réalisent que les taux négatifs ont une incidence défavorable sur leurs plans de retraite et épargnent davantage pour compenser ces baisses. C'est pourquoi réexaminer les modèles économiques doit se faire dans une approche multidisciplinaire qui tienne suffisamment compte du facteur humain.

Suite à la crise financière, on a reproché aux sciences économiques d'avoir négligé de développer des modèles de croissance durable. Est-ce encore actuel?

Marc Chesney: Je ne connais aucun cours de sciences économiques qui se penche sérieusement sur la question de savoir si la croissance est impérativement souhaitable pour l'ensemble de la population. La croissance à tout prix semble être un dogme dont la critique reste largement taboue. Il y a trop de modèles économiques découplés de la consommation des ressources. Nous devons pourtant remettre en question l'aspiration à la croissance et développer de nouveaux modèles.

Thomas Bieger: Le concept de développement durable qui exclut la consommation des énergies non renouvelables est passé au premier plan dans tous les domaines de la formation universitaire. La recherche l'intègre également: nous menons des études sur la durabilité, en particulier à l'Institut d'économie et d'écologie. Mais nous avons également une responsabilité à l'égard des régions pauvres et où la population augmente fortement. Il y existe un besoin de croissance qui soit, espérons-le, durable.

La critique de la croissance concerne donc avant tout nos sociétés prospères?

Marc Chesney: Oui. Pour qui survit avec moins de deux dollars par jour – comme une multitude de gens dans le monde – "plus" est synonyme de "mieux". Mais nous devrions au moins réfléchir à la nature de cette croissance et développer de nouveaux paradigmes.

Les sciences économiques ont-elles suffisamment tiré les leçons de la crise financière?

Marc Chesney: Non, il manque les incitations à le faire.

Thomas Bieger: Je suis convaincu que nous avons tiré les leçons nécessaires. Ce qui me tracasse, c'est que jusqu'à présent, "après la crise" a toujours été "avant la crise". Et que nous ignorons encore d'où pourra venir le prochain problème.

Philipp Hufschmid est journaliste à la Berner Zeitung.