Une diversité perdue à jamais

une puces d'eau © Christian Rellstab, Eawag

Dans les années 1970, l’agriculture et les détergents textiles phosphatés ont entraîné l’eutrophisation de nombreux lacs de Suisse. Depuis, la qualité de l’eau s’est nettement améliorée. Mais les puces d’eau, ou daphnies, n’ont pas recouvert leur diversité d’origine. Par Atlant Bieri

​Les puces d’eau, ou daphnies, mesurent un à deux millimètres. Elles comptent parmi les plus petites espèces de nos lacs, mais leur importance est majeure. Présentes par milliards dans les plans d’eau, elles constituent la principale source de nourriture des poissons juvéniles. Des chercheurs ont fait à présent une découverte inquiétante: leur diversité génétique s’est fondamentalement modifiée au cours des cent dernières années. La faute à l’être humain.

Piet Spaak, directeur du département d’écologie aquatique à l’Institut de recherche dans le domaine de l’eau Eawag, étudie le destin des daphnies depuis vingt-cinq ans. Pour ses études, il recourt à une archive biologique unique en son genre: le fond des lacs où, chaque année, une nouvelle couche de sédiment se dépose. Les couches des carottes de sédiments permettent donc de lire le passé, comme les cernes d’arbre.

Ces couches renferment des oeufs dits de durée qui peuvent supporter sans dommage de longues périodes de sécheresse ou le froid, et donner naissance à des larves de daphnie, même au bout de plusieurs décennies. "Mais au fond des lacs, la température ne dépasse pas 4°C et l’oxygène est rare, souligne Piet Spaak. Dans ces conditions, les oeufs ne se développent pas." Au bout de cinquante ans, la plupart d’entre eux sont morts. Mais même un siècle après leur ponte, les chercheurs peuvent toujours les soumettre à des analyses génétiques pour déterminer l’espèce en question.

Piet Spaak et ses doctorants, Nora Brede, Cristian Rellstab et Markus Möst, ont prélevé tellement d’échantillons à des profondeurs différentes dans de nombreux lacs de Suisse et d’Italie qu’aujourd’hui ils peuvent documenter entièrement le développement des daphnies au cours des cent dernières années.

D’après la reconstitution qu’ils ont pu effectuer, les lacs des Préalpes abritaient surtout l’espèce Daphnia longispina pendant la première moitié du XXe siècle. Spécialisée dans les plans d’eau pauvres en substances nutritives, elle se reproduisait lentement dans les lacs jadis relativement propres. Sa particularité: elle s’efforce d’éviter les poissons en ne venant se nourrir d’algues à la surface de l’eau que durant la nuit. Le jour, elle se cache dans les profondeurs.

Dans les années 1930, la situation a commencé à se dégrader, car l’agriculture a déversé toujours plus de purin dans les ruisseaux et les rivières. L’industrie et l’augmentation du nombre de ménages ont aussi contribué à accroître les eaux usées non épurées. Ces deux conditions ont rendu la vie dure à Daphnia longispina. Les eaux usées agissant comme un fertilisant végétal, les algues ont commencé à se reproduire à toute vitesse dans les lacs. Des proliférations d’algues se sont ensuivies, lesquelles, une fois leur cycle de vie terminé, se déposaient au fond des lacs où elles étaient dégradées par des bactéries. Celles-ci ont consommé l’oxygène présent dans l’eau, ce qui a entraîné l’asphyxie de la plupart des autres espèces. Un processus que les biologistes appellent eutrophisation.

Une autre espèce prolifère

Cette phase a atteint son point culminant dans les années 1970. L’agriculture s’est intensifiée, et les détergents textiles phosphatés étaient populaires. Le phosphore agissait comme une charge concentrée de fertilisant artificiel et stimulait encore davantage la croissance des algues. Pendant cette phase, une autre espèce de daphnies est entrée en scène: Daphnia galeata. Jusque-là, elle menait une existence discrète dans les régions alpines et, à la différence de Daphnia longispina, elle était spécialisée dans les cours d’eau riches en substances nutritives. Elle s’est mise à proliférer dans les lacs eutrophes.

Les deux espèces sont apparentées. Or, comme les daphnies mâles ne font pas les difficiles lorsqu’il s’agit de choisir un partenaire, ils se contentent sans autre d’une femelle d’une autre espèce. "Les daphnies mâles ont tendance à copuler avec tout et n’importe quoi, explique Piet Spaak. Quand on plonge une pipette dans un verre, ils s’y accrochent."

C’est ainsi que Daphnia galeata et Daphnia longispina ont donné naissance à des hybrides, parfaitement adaptés aux conditions des lacs suisses eutrophes. "Les hybrides combinaient les avantages des deux espèces", poursuit le scientifique, qui suppose qu’il a fallu dix à vingt ans pour que se fasse l’adaptation à la nouvelle nature
de l’eau. "Normalement, l’évolution avance à coup de modifications du patrimoine génétique, qui se produisent par hasard, rappelle-t-il. Cela peut prendre des milliers d’années. L’hybridation accélère ce processus."

Lacs eutrophes

A partir de là, les hybrides se sont reproduits et ont dominé les lacs eutrophes. Daphnia galeata a pu, elle aussi, se maintenir en fortes concentrations. Daphnia longispina, en revanche, est devenue une espèce marginale. Dans les lacs qui sont encore marqués aujourd’hui par un apport important de fertilisants, la composition des espèces se présente toujours ainsi. C’est le cas du lac de Greifen (Greifensee en allemand), dans le canton de Zurich. Au cours des cinquante dernières années, la concentration de phosphore y est passée de 500 microgrammes à 70 microgrammes par litre d’eau, mais ce taux reste aussi élevé que celui qu’on observait dans le lac de Constance à l’époque de la plus forte pollution. Le lac de Greifen est donc toujours eutrophe. Des poissons comme les féras ne peuvent pas s’y reproduire d’eux-mêmes, car leurs oeufs sont asphyxiés.

Avec l’interdiction des détergents textiles phosphatés dans les années 1980 et la construction de stations d’épuration, la qualité de l’eau de nombreux lacs s’est améliorée. Les hybrides et Daphnia galeata se sont alors raréfiés. Comme dans le lac de Constance, le lac des Quatre-Cantons ou le lac de Walenstadt, où Daphnia longispina a repris le dessus.

Cependant, en analysant les gènes de cette dernière, les chercheurs ont constaté que cette espèce n’est plus la même qu’il y a cent ans. Le fait qu’elle se soit reproduite avec Daphnia galeata a irréversiblement modifié son patrimoine génétique: les nouvelles Daphnia longispina sont un croisement des deux espèces. Autrement dit, l’ancienne espèce de daphnies a disparu, la diversité génétique s’est appauvri et, avec elle, la biodiversité. "Lorsque l’être humain intervient dans l’environnement, les conséquences sont souvent imprévisibles, conclut Piet Spaak. Même lorsque nous supprimons les influences perturbatrices, cela ne veut pas dire qu’ensuite, nous retrouvons la situation d’origine."

Atlant Bieri est journaliste scientifique libre.
(De "Horizons" no 103, Décembre 2014)