Une fin incertaine

L'instant précis du passage de vie à trépas n'est pas aisé à définir. La société doit toutefois pouvoir disposer de critères précis, notamment pour le don d'organes. Par Yvonne Vahlensieck

(De "Horizons" no 112 mars 2017)​​​​​​

Egal, Que l'on perde la vie accidentellement dans la fleur de l'âge ou que l'on connaisse une longévité biblique, le coeur de tout un chacun s'arrête un jour de battre. La respiration cesse. Le cerveau ne fonctionne plus. Mais quand la mort intervient-elle précisément?

Stephan Marsch, médecin chef de l'unité de soins intensifs de l'Hôpital universitaire de Bâle, ne donne pas de réponse définitive. "La mort de toutes les cellules corporelles peut prendre jusqu'à une semaine. D'un point de vue biologique, mourir, c'est un processus." Il est possible de transplanter la cornée de l'oeil avec succès trois jours après le décès et de prélever et cultiver certaines cellules du corps, comme le cartilage, une semaine après.

Retour à la vie exclu

Pourtant, les exigences légales et sociétales réclament une frontière claire. "Nous ne saurions dire qu'une personne est un peu morte, ou qu'elle vit encore un peu", souligne Stephan Marsch. Faute de pouvoir s'appuyer sur un processus biologique, les professionnels se basent sur le critère de l'irréversibilité. "Lorsqu'une personne ne peut plus revenir ou être ramenée à la vie, on la considère comme morte."

Cette notion a fortement évolué dans l'histoire de la médecine. Jusqu'au XIXe siècle, on se fiait à de simples observations. En cas de doute, on attendait quelques heures que la rigidité cadavérique s'installe. La médecine n'a reconnu le lien entre les battements du coeur et la vie qu'après l'invention du stéthoscope. Mais cette avancée n'a pas tout de suite apporté de certitude totale. Les historiens font état de méthodes souvent violentes utilisées par les médecins pour s'assurer que leurs patients étaient vraiment décédés: aiguilles enfilées sous les ongles des pieds, gouttes de cire chaude sur le front. Avec l'amélioration du stéthoscope, l'arrêt du coeur s'est par la suite imposé comme critère fiable.

Le cerveau remplace le coeur

Dans les années 1960, les évolutions rapides dans le domaine de la réanimation ont remis en question la validité de la mort par arrêt cardiaque: les nouvelles techniques de respiration artificielle ont soudainement permis de maintenir en vie des patients dont le coeur avait cessé de battre suite à un arrêt respiratoire. Mais que penser alors de ceux d'entre eux qui présentaient une fonction cérébrale complètement éteinte? Etaient-ils vivants ou morts?

A la même époque, les premières transplantations d'organes furent accomplies avec succès, et les patients sous respirateur artificiel sont devenus des donneurs idéaux dans la mesure où le coeur, les reins et les poumons fonctionnaient encore pleinement. Cela mit encore davantage de pression pour trouver un nouveau critère de décès fiable dans de tels cas. En 1968, un comité de la Harvard Medical School proposa pour la première fois celui de mort cérébrale.

En Suisse, la mort cérébrale est définie comme un arrêt irréversible des fonctions du cerveau, y compris du tronc cérébral. Ce dernier constitue sa partie la plus résistante et fait office de siège du centre respiratoire. Si l'activité du tronc cérébral cesse, la respiration s'arrête et le coeur ne reçoit plus d'oxygène. Sans respiration artificielle, un arrêt cardiaque survient immanquablement. A l'inverse, un arrêt cardiaque conduit rapidement à la mort cérébrale: si le cerveau n'est plus alimenté en oxygène par la circulation sanguine, l'activité cérébrale s'interrompt après une dizaine de minutes.

En Suisse, la mort cérébrale constitue l'unique critère de décès depuis l'entrée en vigueur de la loi fédérale sur la transplantation d'organes en 2007. L'ordonnance d'application renvoie aux directives de l'Académie suisse des sciences médicales (ASSM). Ces dernières définissent les signes cliniques de la mort cérébrale: absence de certains réflexes, pupilles fixes ou encore fin de la respiration après le retrait du respirateur.

Jürg Steiger de l'Hôpital universitaire de Bâle approuve la définition et le diagnostic de la mort cérébrale sous leur forme actuelle. En tant que président du comité d'éthique de l'ASSM et directeur de la sous-commission pour la révision des directives, il suit attentivement le sujet depuis de nombreuses années. "Les critères n'ont pas évolué depuis vingt ou trente ans. Il n'existe aucune indication que l'on doive y apporter des changements." Pour autant, le spécialiste en immunologie de la transplantation reconnaît que le concept est difficile à appréhender: un patient en état de mort cérébrale sous ventilation artificielle continue de respirer, et il est chaud.

Digestion dans l'au-delà

Les doutes sur cette définition ne reposent pas que sur ces manifestations externes. De nombreux processus métaboliques continuent de se dérouler de manière spontanée chez les personnes en état de mort cérébrale: elles digèrent, régulent leur taux d'hormones et combattent les infections. Les critiques soulignent que même lorsque le tronc cérébral a cessé de fonctionner, il est parfois possible de déceler des activités résiduelles dans le cortex. La question de savoir si un donneur d'organes peut ressentir de la douleur fait aussi débat. L'ASSM prescrit certes l'usage d'un anesthésiant durant le prélèvement des organes, mais cela n'est pas lié à cette interrogation: la narcose vise à juguler les réflexes provenant de la moelle épinière encore intacte.

Pour Jürg Steiger, le cerveau reste l'organe déterminant, une conclusion qu'il tire aussi de son expérience personnelle avec les mourants. "Le coeur n'est qu'une pompe qui peut au besoin être remplacée par une machine. Pour moi, la vie – la douleur, l'amour ou la haine – se joue dans la tête." Des personnes amputées d'une jambe peuvent encore avoir mal à un orteil, un fait qui illustre bien que la douleur est ressentie dans le cerveau. Et lorsque celui-ci ne fonctionne plus, "une part centrale de la personnalité disparaît", note Jürg Steiger.

La mort variable

L'introduction de la loi suisse sur la transplantation n'a soulevé que peu de discussions autour de la question de la personnalité et de savoir si celle-ci disparaît avec la mort cérébrale. Les débats éthiques ont surtout porté sur le consentement au prélèvement et la répartition équitable des organes. Dans le cadre de son doctorat à l'Université de Bâle, le juriste Pascal Lachenmeier s'est penché sur l'adoption des critères de décès dans la loi. "L'introduction du concept de mort cérébrale n'a pas fait beaucoup de vagues dans la population. Les gens n'envisagent pas volontiers leur propre mort. Dans ce cas, ils font simplement confiance à la science." Il regrette que ce point, considéré comme un pur aspect technique, ait été délégué à une institution telle l'ASSM sans s'accompagner d'un débat de société plus important.

Le concept de mort cérébrale s'est imposé dans la plupart des pays, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il est intangible. Aux Etats-Unis, par exemple, certains ont proposé que la perte des capacités cognitives soit déjà suffisante pour considérer une personne comme décédée. Pascal Lachenmeier, en revanche, suggère une approche complètement différente et se demande si une société peut et doit vraiment donner une définition de la mort valable pour tous. A ses yeux, tout un chacun devrait être en mesure de décider pour lui-même où se situe la limite entre vie et trépas. Pour autant que l'irréversibilité soit établie, et qu'aucun retour à la vie ne soit possible.

Yvonne Vahlensieck est une journaliste scientifique indépendante établie près de Bâle.

L'heure du crime

Dans l'élucidation d'un crime, l'heure de la
mort représente une information importante.
Si les faits remontent à un ou deux jours,
les médecins légistes peuvent déterminer le
moment du décès à quelques heures près.
Ils examinent les taches et la température du
corps, mais aussi le degré de raideur cadavérique.
Ils stimulent également les muscles
situés autour des yeux et de la bouche par de
légers chocs électriques et observent à quel
point ils se contractent.

"Si le décès est survenu plus longtemps
auparavant, nous ne pouvons fournir
qu'une estimation grossière", explique Silke
Grabherr, directrice du Centre universitaire
romand de médecine légale basé à Lausanne
et Genève. L'avancée de la décomposition,
qui se répand dans le corps à partir de la
flore intestinale et à travers les vaisseaux
sanguins, constitue le point de repère le plus
important. Dans certains cas, la structure
d'une substance cérumineuse qui se forme à
l'abri de l'air à partir de la graisse corporelle
constitue une autre indication.

Silke Grabherr estime en revanche que
l'analyse des mouches et des asticots qui
s'installent dans le corps n'est pas fiable.
"On n'est jamais sûr qu'il s'agisse bien de
la première génération d'insectes." Des méthodes
pour déterminer l'heure de la mort sur
la base de la concentration de métabolites
dans les fluides corporels sont actuellement
en phase de développement.