Les forces de travail invisibles

Une place de travail. © Valérie Chételat

Les postdocs engagés à durée déterminée produisent une grande partie de la recherche en Suisse. Mais seuls 10% d’entre eux finissent par obtenir un poste fixe dans une université. La carrière académique doit devenir plus attrayante. Par Valentin Amrhein

​Un bureau de l’Institut de zoologie de l’Université de Bâle: Daniel Berner est en train de saisir de longues séquences de chiffres. Il analyse la diversité génétique des épinoches, ces petits poissons indigènes qui dressent leurs épines dorsales lorsqu’ils se retrouvent dans la gueule d’un plus gros poisson. Après sa thèse de doctorat, Daniel Berner a passé deux ans dans une université canadienne. Depuis, il fait de la recherche à Bâle. Quand son contrat prendra fin, dans quatre ans, ce docteur en biologie aura douze ans d’activité professionnelle universitaire à son actif.

Tobias Roth est assis à côté de lui. Son ordinateur est en train de calculer la vitesse à laquelle, en Suisse, plantes, oiseaux et papillons grimpent en altitude avec le réchauffement climatique. Tobias Roth travaille dans un bureau d’éco-conseil, et fait de la recherche en annexe à l’Université de Bâle. Ces deux biologistes n’ont probablement aucun avenir professionnel dans les universités de Suisse. Ou du moins pas au sens d’un poste où la rémunération serait à la hauteur de leur travail hautement qualifié.

En tant que scientifiques au bénéfice d’un doctorat, ils sont des "postdocs", des personnes accomplissant un travail scientifique à l’université, sans être professeur, avec seulement un contrat d’engagement à durée déterminée. Ces anciens doctorants, collaborateurs scientifiques et assistants encadrent étudiants et doctorants, tout en assumant une part essentielle de la production scientifique. Ils sont salariés, comme Daniel Berner, ou n’apparaissent dans aucun relevé de salaires des universités, parce que, comme pour Tobias Roth, la recherche est de facto leur hobby: ce sont d’autres employeurs ou des subventions (fondations et bourses) qui les font vivre.

Toutefois, personne n’est en mesure de quantifier la contribution réelle des postdocs à la recherche en Suisse. Car, étonnamment, nul ne sait combien ils sont. La plupart du temps, les universités l’ignorent, le profil de ces collaborateurs étant mal défini. Ils travaillent dans des secteurs et à des conditions qui se recoupent en partie avec ceux d’autres groupes professionnels universitaires. Et les diverses facultés et universités donnent de surcroît des appellations différentes à ces domaines d’activité.

Pas de bonnes cartes

A la demande du Parlement, le Conseil fédéral a présenté au mois de mai dernier un rapport qui estime qu’il y a actuellement entre 5000 et 8000 postdocs. "C’est certainement trop peu", affirme João Martins. Ce bioinformaticien a interrogé quelque 400 groupes de recherche en Suisse pour le compte du Fonds national suisse, et il évalue leur nombre entre 12 000 et 14 000. Ce qui représenterait en moyenne trois postdocs pour chacune des 4000 chaires professorales de Suisse. "Malheureusement, nous n’avons pas de chiffres précis sur leurs motivations et leurs ambitions", déplore João Martins. S’ils veulent se qualifier pour des postes académiques plus élevés, ils n’ont pas de bonnes cartes en main: on estime que seuls 10% d’entre eux seront un jour titulaires d’une chaire.

Les critiques de ce système redoutent que la carrière académique ne soit plus attrayante, surtout pour la relève helvétique. Il y a trop peu de postes de professeurs pour trop de postdocs. En 2012, un groupe de jeunes chercheurs a donc publié une prise de position intitulée "Vision 2020", exigeant la création de mille nouveaux postes de professeurs assistants, avec une option d’engagement fixe. Cette mesure n’améliorerait qu’à court terme les perspectives professionnelles des postdocs, pour la période durant laquelle les nouveaux postes seraient créés. Mais l’initiative a suscité une discussion au Parlement, et dans sa réponse, le Conseil fédéral se dit aujourd’hui "convaincu qu’en flexibilisant davantage cette structure centrée sur l’obtention d’une chaire par le biais de la création de postes plus différenciés offrant tôt déjà autonomie et responsabilité, l’on parviendrait à améliorer les perspectives de la carrière académique".

L’idée est d’offrir aux scientifiques de la relève davantage de possibilités de carrière avec un engagement fixe à la clé. En même temps, une question reste entière: celle de savoir si les universités suisses ne forment pas trop de postdocs. Le fait que le nombre de doctorants va croissant depuis des années pourrait constituer un élément d’explication. Aux Etats-Unis aussi, un article paru dans la revue PNAS se demande si "l’atmosphère hypercompétitive", tout au moins dans la recherche biomédicale, n’est pas un problème créé par les instituts. Ceux-ci s’agrandissent sans cesse, sans disposer de plus d’argent. Or, cette hyperconcurrence phagocyte le temps et l’énergie qui seraient nécessaires pour explorer des territoires scientifiques nouveaux et produire des résultats fiables.

Alke Fink, professeure à l’Université de Fribourg et co-auteure de "Vision 2020",
recommande aussi de réduire le nombre de postdocs. "La sélection doit se faire le
plus tôt possible, sinon ils sont trop âgés pour l’économie privée quand ils quittent
l’université, dit-elle. Nous devons leur donner rapidement une appréciation honnête,
pour leur recommander ou non une carrière académique." Mais être honnête,
c’est aussi admettre que les universités et les professeurs profitent aujourd’hui de ces
nombreux postdocs.

Productives et autonomes

Ces personnes ont en effet une longue formation à leur actif, elles sont capables de
travailler de manière autonome, sont souvent productives et requièrent peu d’encadrement. En raison de l’intense concurrence dont les rares postes fixes font l’objet, elles sont le plus souvent très motivées. Et elles sont bon marché. D’après le rapport du Conseil fédéral, les postdocs gagnent en moyenne entre 15 et 20% de moins que des titulaires de doctorat dans l’économie privée ou le service public. Il est possible que cette forte concurrence effraie la relève suisse, mais les nombreux postdocs étrangers viennent combler leur éventuelle défection.

Veut-on continuer d’avoir un corps intermédiaire, dont le personnel reste sur
une voie de garage jusqu’à l’âge mûr, dans 90% des cas? Gregory Petsko, professeur de neurologie, analyse dans une conférence en ligne combien parlante est la situation
des postdocs aux Etats-Unis qui ressemble apparemment à celle qui prévaut en Suisse. "Les postdocs sont des gens invisibles, note-t-il. Nous avons demandé aux instituts combien ils en comptaient, et, dans bien des cas, ils ne pouvaient même pas
nous indiquer un ordre de grandeur."

Augmentation des salaires

Gregory Petsko recommande trois mesures. Premièrement, chaque organisme de recherche a besoin d’un bureau administratif qui sait combien de postdocs il compte, combien ces derniers gagnent et ce qu’ils visent en termes de carrière. Deuxièmement, les universités ont le devoir de les préparer à d’autres alternatives professionnelles. Car, pour ces derniers, la carrière se trouve d’ordinaire en-dehors des hautes écoles. Troisièmement, si l’on veut réduire de moitié le nombre de postdocs, il faudrait doubler leurs salaires. Et là, on serait contraint de choisir en fonction de critères économiques qui on veut garder et qui a vraiment un avenir académique.

Dans notre pays, une augmentation modérée des salaires serait susceptible d’avoir
l’effet suivant: il ne serait plus forcément meilleur marché d’engager des postdocs
que des collaborateurs fixes. On pourrait également débattre de la possibilité de
réduire les budgets et la sécurité professionnelle des professeurs (uniques en comparaison internationale), puis opérer des transferts vers le corps intermédiaire académique. Fait intéressant, le Conseil fédéral écrit ceci sur le système des hautes écoles américaines, souvent cité en exemple: "Selon la discipline et l’université, il est
parfois courant que des postes de professeurs ne disposent pas d’équipement de
base, ou que celui-ci soit beaucoup moins développé qu’en Suisse. Les professeurs ne
sont par ailleurs pas toujours employés à temps complet et doivent souvent assurer
une partie de leurs revenus par le biais de projets. Si ce mode de fonctionnement
confère une plus grande flexibilité aux universités américaines, il expose aussi les
professeurs à une pression concurrentielle beaucoup plus forte."

Mais, en Suisse, qui oserait "démanteler" les "chaires trop lourdes", comme le recommande le groupe de jeunes chercheurs dans "Vision 2020"? Le système helvétique des hautes écoles fonctionne probablement beaucoup trop bien pour cela: avec une poignée de postes extrêmement bien rémunérés, une concurrence intense au niveau de la relève et un afflux soutenu de l’étranger.

Valentin Amrhein est responsable des relations publiques des Académies suisses des sciences.

(De "Horizons" no 102, septembre 2014)