Les assureurs s’appuient sur la recherche fondamentale pour évaluer les risques de demain

Dans un entretien avec le FNS, Iwan Stalder, du Zurich Insurance Group, explique le rôle essentiel de la recherche fondamentale dans l’élaboration de solutions d’assurance résilientes.
« Bon nombre de nos connaissances actuelles n’existeraient pas sans la recherche fondamentale, qui reste indispensable pour comprendre les risques futurs », explique Iwan Stalder, Head of Group Accumulation Management au sein du Zurich Insurance Group. M. Stalder et son équipe sont chargés d’identifier, de quantifier et d’agréger les risques, à savoir de les combiner pour comprendre l’exposition globale de l’entreprise, dans l’ensemble de son portefeuille mondial d’assurance non-vie, des risques naturels aux incidents d’origine humaine. Initialement concentrée avant tout sur les catastrophes naturelles, l’équipe a élargi son champ d’action lorsque l’explosion dans le port de Tianjin en 2015 a montré à quel point les accidents industriels peuvent soudainement prendre des proportions catastrophiques. Depuis, des scénarios tels que les pandémies, les accidents industriels ou encore la question de déterminer ce qui pourrait devenir le « prochain amiante » font désormais partie de leur portefeuille.
En matière de gestion des risques complexes, les assureurs font partie des acteurs qui dépendent le plus des connaissances scientifiques. Le changement climatique, les catastrophes naturelles, les pandémies ou les cyberincidents ne peuvent être évalués qu’à l’aide de modèles mathématiques, physiques et climatiques. Ceux-ci constituent la base permettant de quantifier les risques, d’allouer des capitaux et de concevoir des produits d’assurance qui offrent protection et stabilité à la société et à l’économie.
Données, modèles et incertitude
Les données sont au cœur de toute évaluation des risques. L’une des sources les plus précieuses est l’historique des sinistres d’un assureur, c’est-à-dire le registre des dommages subis par les client·es et des indemnités versées pour les couvrir. Aux États-Unis, par exemple, des décennies d’expérience en matière d’ouragans, de tornades et de tempêtes de grêle ont permis de dresser un tableau détaillé de leur fréquence et de l’ampleur des dommages qu’ils causent. Ces informations, appelées données sur les sinistres ou les pertes, permettent d’identifier les vulnérabilités et d’affiner les modèles de risque.
Cependant, les résultats des différents modèles peuvent encore varier considérablement. Mais lorsqu’un assureur intègre son propre historique des pertes liées aux ouragans, il devient rapidement évident quel modèle se rapproche le plus de la réalité. Comme le souligne M. Stalder, aucun modèle n’est parfait, mais la comparaison avec l’expérience réelle permet de distinguer les plus fiables. Et le travail ne s’arrête pas là : chaque modèle nécessite des ajustements réguliers. Lorsque des données historiques sur les sinistres sont disponibles, l’équipe de M. Stalder les utilise pour recalibrer ses hypothèses ; lorsqu’elles font défaut, un autre modèle, des connaissances scientifiques et l’avis d’expert·es sont utilisés à la place.
Les modèles de catastrophes ne sont donc pas statiques, mais évoluent en permanence à mesure que de nouvelles connaissances scientifiques sont disponibles, que les normes de construction s’adaptent, que de nouveaux risques apparaissent et que le climat change. Même les modèles d’ouragans américains, perfectionnés au cours d’une génération, sont encore révisés aujourd’hui. Comme l’explique M. Stalder, « tout est en mouvement ; nous apprenons constamment ».
Il existe toujours un certain degré d’incertitude, mais celui-ci augmente lorsque les données sont rares. Les risques naturels sont relativement bien étudiés, mais l’impact exact du changement climatique sur leur fréquence et leur gravité reste difficile à prévoir. Pour les incidents cybernétiques, l’incertitude est encore plus grande : il n’y a pas eu d’événements extrêmes pouvant servir de référence. La panne informatique mondiale de juillet 2024, une défaillance mondiale des systèmes informatiques, a été causée par une mise à jour logicielle défectueuse, appelée « événement CrowdStrike ». Bien qu’il ne s’agisse pas d’une attaque, cet événement a démontré comment des millions de systèmes peuvent être perturbés presque instantanément.
Le rôle de la recherche fondamentale
Dans le domaine des assurances, la recherche fondamentale s’avère essentielle. La science du climat fournit les scénarios qui alimentent les modèles de catastrophe : élévation du niveau des mers, précipitations de plus en plus abondantes ou modification des trajectoires des tempêtes. Les études toxicologiques sur des substances telles que les PFAS – les « polluants éternels » qui ont récemment entraîné des mesures d’interdiction dans l’agriculture en Suisse – mettent en évidence l’émergence de nouveaux risques en matière de responsabilité. « Ce type de recherche, souvent soutenu par des institutions telles que le FNS, constitue la base scientifique sur laquelle reposent nos modèles de risque pratiques », note Iwan Stalder.
Le lien entre la recherche scientifique et la pratique passe souvent par les données, les méthodes et les scénarios produits par la recherche fondamentale. Un exemple de projet soutenu par le FNS est la collaboration scClim entre l’Université de Berne, l’ETH Zurich et Agroscope, qui a développé des simulations haute résolution d’orages supercellulaires dans la région alpine afin d’améliorer la prévision des tempêtes intenses et localisées.
La recherche technologique est tout aussi cruciale. L’intelligence artificielle, en particulier les réseaux neuronaux, commence à être plus largement utilisée pour identifier des modèles dans de vastes ensembles de données, mais ses racines remontent aux travaux théoriques des années 1950 et 1960. Les premiers cas d’utilisation étaient limités en matière de portée et d’efficacité, mais l’augmentation de la puissance de calcul et l’évolution des algorithmes au cours de la dernière décennie ont permis aux systèmes de fonctionner avec une vitesse et une précision bien supérieures. « Certaines de nos connaissances actuelles en matière de risques seraient impensables sans les réseaux neuronaux. Elles sont le résultat direct de décennies de recherche fondamentale », souligne Iwan Stalder. Un exemple financé par le FNS dans ce domaine est un projet en cours mené par l’Université de Bâle et IBM, qui développe de nouveaux types de réseaux neuronaux améliorés par la technologie quantique.
De la validation des modèles au développement interne
Le lien entre la science et la pratique se reflète également dans la manière dont les assureurs appliquent les modèles. Depuis des années, l’équipe de M. Stalder octroie des licences, valide et calibre des modèles – une pratique lancée par Zurich en 2004 et qui est depuis devenue la norme. Au fil du temps, l’équipe est allée plus loin en développant ses propres scénarios ou modèles probabilistes pour le terrorisme, les catastrophes en matière de responsabilité civile, les récoltes, les pandémies et les cyberincidents. Ces modèles internes offrent une transparence sur les hypothèses et les calculs, ce qui est particulièrement important d’un point de vue réglementaire.
Les échanges avec la communauté scientifique constituent un élément clé de ce travail. Zurich a créé le Conseil consultatif pour les catastrophes, qui réunit des scientifiques de premier plan dans leurs domaines respectifs afin de discuter des dernières découvertes. Les thèmes abordés vont du changement climatique aux prévisions saisonnières des ouragans et aux systèmes d’alerte précoce en cas de tremblement de terre, en passant par la fiabilité des modèles de prévision. Les sessions impliquent également des expert·es en assurance issus des domaines de la gestion des risques, de la souscription, de l’ingénierie des risques et des sinistres, ce qui garantit que les connaissances scientifiques sont directement transposées dans la pratique commerciale. « Nous voulons comprendre où en est la recherche et évaluer comment utiliser ces connaissances pour améliorer notre vision des risques et nos produits », déclare M. Stalder.
Contribuer à la résilience
En fin de compte, la question dépasse la stabilité d’une seule entreprise : c’est le fonctionnement de l’économie tout entière qui est en jeu. L’assurance permet toutefois d’investir même dans des environnements incertains, qu’il s’agisse de construire une usine d’un milliard de dollars ou de financer des projets d’énergie renouvelable. Elle crée de la prévisibilité en rendant les risques quantifiables et répartissables.
La recherche fondamentale est donc bien plus qu’une activité académique. Elle constitue la base de modèles permettant de gérer des risques complexes et d’innovations qui renforcent la résilience économique et sociétale. Comme l’explique Iwan Stalder : « La recherche fondamentale nous donne les outils non pas pour éliminer l’incertitude, mais pour prendre des décisions éclairées dans un contexte d’incertitude. »